Les Moulins de la Cressonne – 2 –

Histoires des moulins

par Philippe Landry

2 – Les Moulins de Savigny Poil Fol

La Cressonne, qui va parcourir 24 kilomètres, naît plutôt à Ternant, mais son premier moulin est sur Savigny Poil Fol ; c’est le « moulin du Comte », existant avant 1538, dont le souvenir demeure dans le nom du ruisseau qui rejoint la Cressonne à Ternant.

En 1539, la demoiselle Jeanne de la Chastre « confesse tenir et porter en foy et hommage de très haut et très puissant seigneur monseigneur le duc de Nevers » tous les biens composant ses seigneuries, dont du côté de la « justice » de Savigny » des « moulins » au pluriel (Mémoires de la Société académique, tome 5 de la collection de la Médiathèque municipale de Nevers).

Ici surgit une difficulté que nous retrouverons : le ruisseau venant de Savigny Poil Fol, et qui va alimenter sur St-Seine l’étang de la Loge, donc ses moulins, puis sa forge et le moulin qui lui sera annexé, s’appelle « ruisseau du moulin du Comte ». Or je trouve un moulin du Comte et sur Savigny, et sur St-Seine. J’émets donc la théorie que deux moulins ont porté ce nom, un sur chacune des deux paroisses en question. J’émets d’ailleurs une autre hypothèse : comme la vallée de la Cressonne échut un jour au comte de Nevers, j’avance que peut-être c’est lui qui a suscité la création des deux moulins en question, d’où leur nom de « moulin du Comte » ; comme le comte de Nevers est devenu duc en 1538, cela impliquerait que les deux moulins existaient avant cette date (on en est sûr pour celui de la Loge).

A une date inconnue, on édifia une verrerie à Bois-Gizet, paroisse de Savigny. Marthe Gauthier, dans « Au Carrefour de trois provinces », écrit : « La réputation du Bois-Gizet était si grande qu’on trouve mention qu’en 1643, l’artiste qui réparait les vitraux de la cathédrale d’Auch indiquait aux chanoines qu’ils devraient s’approvisionner en verre provenant de ce « gentilhomme qui fait le verre et se nomme Charles de Hanse, au Bois-Gizy, paroisse de Savigny-en-Nivernais ». L’exploitant pouvait souhaiter faire pulvériser le sable matière première de la verrerie, pour qu’il fût plus fin ; pour ce faire il pouvait solliciter un moulin ; mais le plus proche de Bois-Gizet aurait été celui de Marnant à La Nocle-Maulaix, ou un de l’abbaye d’Apponay sur Rémilly.

Marthe Gauthier ajoute : « La fermeture de la verrerie du Bois-Gizet, dont les installations étaient devenues vétustes, amena le maréchal de Villars à installer une nouvelle industrie consommatrice de bois. Il opta pour une faïencerie réalisable avec l’argile calcaire ferrugineuse et le beau sable blanc du pays… On installa la petite manufacture sur la route de Maulaix, près de l’étang de Marnant où se trouvaient à la fois de l’eau et de l’argile ». Le sable venait de l’Alène. Marthe Gauthier cite le « Dictionnaire universel de Commerce, d’Histoire et des Arts » de 1748, selon lequel parmi les terres à faïence de France « la meilleure se trouve dans les terres du marquisat de La Nocle, situées en Bourgogne, appartenant au maréchal de Villars. On y a établi depuis peu une excellente faïencerie. » On pouvait améliorer la pâte à faïence en la passant entre des meules pour mieux chasser les bulles d’air ; un moulin mû par un animal suffisait ; peut-être cela fut-il utilisé à Bois-Gizet. Le Dictionnaire décrit le travail de faïencier, dont la fin : « La faïence était ensuite vernie à l’émail fait d’un mélange d’étain fin et de plomb dans la proportion de 1 pour 5, de sable fin de rivière et de sable de verre pulvérisé ». Je le cite car cette pulvérisation, demandant une certaine force, se faisait par les meules d’un moulin ; on peut donc émettre l’hypothèse que le moulin de Marnant a servi à cela

En 1719 fonctionne le moulin du Comte ; il est banal (réf Marthe Gauthier, « Au Carrefour de Trois Provinces »), ce qui signifie que les sujets de la seigneurie sont obligés d’y porter leur grain à moudre, à défaut de quoi ils risquent la confiscation du dit grain ou de la farine s’il vient d’être moulu, et une amende.

Dans son gros livre en deux tomes « Quatre-vingts moulins autour d’Issy-l’Evêque », C. Roy dit qu’il a trouvé trace de deux moulins à Savigny Poil Fol : celui du Comte, et celui des Roches dont il a trouvé trace dans le dossier des Archives Départementales 3E56/285 de 1747, le meunier se nommant alors Jean Boizard.

Savigny compte un moulin à eau en l’an II que recense une enquête nationale, puis un haut fourneau appartenant au sire de Voguë. Comme ce noble personnage émigre à la révolution de 1789, ses biens sont confisqués ; ses fourneaux, dont celui de Savigny, sont acquis par le sieur François Parent de la Garenne, qu’on retrouvera acquéreur à St-Seine. Il acquiert le « fourneau du ci-devant moulin du Comte » 8 150 F. L’expression « ci-devant moulin du Comte » implique que celui-ci n’existe plus. En fait l’établissement métallurgique occupe son emplacement, car « consistant en bâtiment composé de chambre à chauffoir, la chambre du moulin et ustanciles » etc… (Archives Départementales 1Q1590).

(J’évoque ici les hauts fourneaux parce qu’une roue hydraulique y animait les soufflets  qui faisaient monter la température au-delà de 1 000 °).

C. Roy écrit  : « La forge de la Loge à St-Seine et le moulin du Comte avaient le même propriétaire en 1812 ; M. Granger, habitant Paris, puis MM. Parent et Chauchon en 1829 », informations qu’il a puisées dans le dossier des Archives de Saône et Loire 3E24280. Il insère cela à propos de Savigny Poil Fol, alors que la forge et son annexe moulin dit « moulin du Comte » sont sur St-Seine.

Ce haut fourneau de Savigny fonctionne encore vers 1830.Toutefois le « moulin du Comte » de Savigny Poil Fol réapparait au XIXe siècle, nettement en amont de la limite avec St-Seine. Sur le plan cadastral ci-après, on remarque que  le moulin est alimenté par un étang recevant les eaux de deux ruisseaux.

Le dossier 3P274/2 des Archives Départementales de la Nièvre montre que lors de l’établissement du cadastre, Savigny dispose d’un moulin  revenu fiscal net 100 F ainsi que d’une tuilerie 50 F ; située au numéro de plan 22, elle se trouve à Bois-Gizet, donc sur le site de l’ancienne verrerie puis faïencerie ; elle appartient à MM. d’Aligre puis Pommereux en 1875. En 1862, M. Clément construit une nouvelle tuilerie dont le revenu fiscal net est 45 F. Le moulin du Comte, situé numéro de plan 4, appartient à Maurice Delangle et ses héritiers puisqu’il décède au cours de cette période. Il a aussi l’étang plan 38 dont je suppose qu’il alimente le moulin. Le propriétaire et meunier de 1882 est Georges Delangle, revenu fiscal net inchangé.

Dans le dossier 2P597, le registre des contributions foncières de 1891 montre que Georges Delangle, meunier au moulin du Comte, a pour revenu fiscal net 661,90 F et paye une contribution de 91,49 F.

En 1908, Georges Delangle, meunier, a pour revenu fiscal net 495 F, mais réduit l’an suivant à 363 F. Le déclin est net, sans doute parce que M. Delangle ne s’équipe pas en nouveau matériel.

En 1912, Georges Delangle a pour revenu fiscal net 363 F sur le bâti, et 258 sur le non bâti : donc son activité meunière prime sur son activité agricole. Pareil en 1917, année de sa mort. Son successeur Marin François Delangle conserve le même revenu fiscal net, idem en 1922, date me semble-t-il de sa mort. Un temps son successeur est Maurice Coussin, menuisier. C’est en 1927 que prend les rênes de l’établissement Charles Cognard, gendre Delangle, que le fisc décrit comme « cultivateur au moulin du Comte », revenu fiscal net 391 F. sur le bâti, don en léger progrès, mais 452,5 F.sur le non bâti, ce qui implique que l’activité agricole prend le dessus sur l’activité meunière. Idem en 1931. Curiosité en 1936, Charles Cognard est marqué « exploitant de moulin » mais son revenu n’est plus indiqué.

En fait Charles Cognard n’est pas dans la liste des meuniers de la Nièvre de 1934. Lorsque suite à la loi de 1934 et aux décrets de 1935 chaque moulin se voit notifier la quantité maximale de blé pour l’alimentation humaine qu’il a le droit de moudre, qu’on appelle le contingent, Charles Cognard et le moulin du Comte sont absents de la liste ; j’en déduis qu’ils ne travaillent plus que les céréales secondaires pour l’alimentation animale telles que l’orge et l’avoine. Fernand Cognard devient propriétaire et meunier du moulin du Comte à une date inconnue.

C. Roy livre ses photos des ultimes ruines du moulin du Comte dans son livre cité plus haut de tome 2 (des photos difficiles à réaliser au milieu des broussailles). Son analyse est beaucoup plus précise que je n’aurais su le faire :

« Caractéristiques de la chute 5,40 m… débit 93 l/s. Le coursier en tôle avait 0,90 m de large. La vanne a disparu. » (L’auteur précise que l’étang est aujourd’hui un pré). « Le coursier » est la goulotte qui menait l’eau de l’étang au-dessus de la roue pour la faire tourner.

« Caractéristiques de la roue : en fer à augets, diamètre 3,40 m sur 1,12 de large, 40 augets profonds de 0,30 m… Axe en chêne diamètre 40 cm et 4,50 m de long équipé aux extrémités de tourillons en fer tournant sur des paliers en fonte. » Puissance maximale 3,7 Kw, vitesse de rotation 10 tours par minute. 

« Caractéristiques de la paire de meules : diamètre 1,50 m en pierres meulières agglomérées et cerclées. L’opération de levage et retournement de la meule courante pour le rhabillage mensuel était assuré par une potence à treuil et un étrier. Il y avait une paire de meules en attente prête à être installée. Le beffroi en chêne comporte 4 piliers de 20 X 20 cm » : il s’agit des dimensions de l’épaisseur des piliers, l’auteur n’a pu mesurer leur longueur. Le beffroi est l’ensemble du support qui soutenait les meules, lesquelles étaient lourdes, à savoir plus d’une tonne chacune, d’où 4 piliers très forts. Dans un moulin en ruine, le beffroi est tellement solide que c’est lui qui tombe en dernier. 

Roy ajoute : « En cas de pénurie d’eau, un moteur à essence pouvait prendre le relais de la roue. Si les alluchons du rouet ou du hérisson cassaient, le charron Lucien Cousson se chargeait de les remplacer. Sur le linteau de la porte d’entrée côté habitation, on lit gravé dans la pierre :

« Gaudet 1831 », et sur le linteau de la porge du pignon côté roue des signes héraldiques difficiles à déchiffrer.

C. Roy écrit : « Le moulin à 2 niveaux a cesser de fonctionner suite à la rupture de la chaussée côté déversoir en 1940. Le coût des travaux de réparation étant trop important par rapport au revenu du moulin, celui-ci a été abandonné. » Il propose la photo d’un vieux monsieur à lunettes portant une belle veste à carreaux et au regard quelque peu nostalgique : M. Fernand Cognard, qui fut le dernier meunier du moulin du Comte à Savigny Poil Fol.