Les moulins de la Cure

Actualités historiques

par Philippe Landry

La Cure et ses moulins

La Cure et ses affluents en amont du confluent avec le Cousin ont animé un grand nombre de moulins. C’est surtout eux dont il va être question ici, avec juste quelques références quant aux moulins en aval de ce confluent (Sermizelles, Arcy sur Cure, Bessy sur Cure).

La Cure naît curieusement au-dessus d’Anost en Saône-et-Loire, à 682 mètres d’altitude, mais rapidement se développe côté Nièvre, département qu’elle traverse sur 50 km selon Vallière dans son livre de 1896 ; elle parcoura à peu près la même distance dans l’Yonne. Son principal affluent est alors le Chalaux, qui, après une course de 32 km, la rejoint à Marigny l’Église juste avant le barrage hydroélectrique du Crescent. Les autres affluents sont successivement le Lyonnet qui la rejoint au sein du lac des Settons, le Bridier ou Caillot qui la rejoint peu après cascade du Saut de Gouloux, le Vignan qui vient du bourg de St-Brisson (où il a reçu le ruisseau qui vient de l’étang Taureau), le St-Marc que nous évoquerons plusieurs fois, tous rejoignant la Cure dans la Nièvre. Ensuite deux rivières coulent essentiellement dans ce département mais rejoignent la Cure dans l’Yonne : la Brinjame à Domecy sur Cure et le Bazoche à Pierre-Perthuis. Après la Cure reçoit le ruisseau du Val du Poirier à St-Père sous Vézelay. Après avoir reçu le Cousin, elle aboutit à l’Yonne à Cravant.

Une contrée propice au développement des moulins

Surtout des moulins à eau

La Cure et ses affluents sont plutôt abondants, et globalement favorables au développement des moulins, même s’ils ont parfois été victimes de phénomènes climatiques :

– Des périodes de sécheresse. Plus un moulin était proche de la source de la rivière, plus il risquait d’en être affecté : par exemple le petit moulin de Serre à Bazoche s’arrêtait tout l’été pour cause de manque d’eau, de même qu’en 1926 le moulin Jamet d’Empury était indiqué ainsi dans une statistique : « Peu de travail l’été manquant d’eau ». Plus en aval, le risque était moins grand, ce qui a permis de développer de grands moulins.

– De violentes crues capables de ravager les barrages des moulins, voire les moulins eux-mêmes. Par exemple le moulin de Courottte à Marigny l’Église fut très abîmé par la grande crue de 1910.

– Le gel : Chevrier raconte que l’hiver 1890-91 fut tel que la Cure gela : « Les moulins ne peuvent plus travailler et un début de pénurie de farine apparaît. Il est décidé d’ouvrir les pertuis et de casser la glace ». En 1880,, M. Louis Solyveau exposa dans une lettre au Préfet : « les glaces ont emporté le barrage » de son moulin Gingon à Pierre-Pertuis (il en faisait incomber la responsabilité à la compagnie de flottage). Le barrage du moulin Gingon était construit très en biais.

Mais ces cas incidents extrêmes étaient peu fréquents: cela a favorisé qu’on construise beaucoup de moulins à eau. Rares étaient les moulins posés directement dans la rivière : nos ancêtres l’évitaient, car le cours de la rivière est inégal, sans compter qu’en cas de crue il transporte des débris dangereux. Donc le moulin à eau :

– Soit était bâti sous un étang ;

– Soit bénéficiait d’un canal appelé le bief, ce bief pouvant s’achever par un petit réservoir, comme à Chalaux.

Mais ce bief pouvait être long de plusieurs centaines de mètres.

Une particularité à noter : près d’Arcy sur Cure, l’abbaye de Vézelay a possédé un moulin dit de Roche dont la roue et les meules étaient dans un gouffre où tombait une partie de la Cure. L’association archéologique Cora a en 2003 retrouvé des débris de la roue ; le calcul de l’arc a permis d’établir qu’elle avait un diamètre de 4 mètres. 

Partout le long de la Cure les moulins à eau auront utilisé la roue : 

– La plus simple : la roue à pales droites ; l’eau arrive à hauteur de l’axe de la roue voire en-dessous. Ainsi était la roue du moulin de Railly, à Dun les Places.

Moulin de Railly

Le moulin de la Verdière à Marigny l’Église était à pales droites (dessin Jean Perrin). 

Une forme de roue à pales très élaborée consiste en plusieurs pales très proches, longues, et légèrement courbées.

– Plus élaborée était la roue à « augets » ou à « seaux » ; chaque pale est courbée et fermée, donc formant une auge. L’eau, tombant à la verticale de l’axe, la fait tourner très vite. L’inconvénient était qu’il fallait un bief plus long pour que l’eau arrive au-dessus de la roue. Mais le rendement était meilleur. Voici quelques exemples de roue par-dessus :

  • Moulin de Saloué à Dun-les-Places
  • Moulin de Savelot à Ouroux

La roue a longtemps été en bois : l’intérêt était que le meunier, formé au travail du bois, pouvait la réparer lui-même. Mais au XIXe siècle on a parfois préféré la roue en fer ; si elle coûtait plus cher, elle s’usait moins vite. Il semble qu’elle ait eu un meilleur rendement.

La roue pouvait être sous le bâtiment, mais aussi posée contre le pignon du moulin, comme à Dun les Places au moulin de Saloué.

En général ce pignon, pour qu’il résiste bien aux vibrations de la roue, a été de plus en plus construit au moins pour sa partie basse en pierres de taille.

Ruines du moulin Jamet à Empury

Un même moulin pouvait comporter plusieurs roues, comme le moulin du Saut de Gouloux.

L’axe de la roue a longtemps été un tronc d’arbre qu’on équarissait. Les derniers temps l’arbre en fonte a pris le dessus.

Axe de fonte du moulin de Savelot

Inventée en 1825, la turbine a tardé à s’imposer en Morvan, mais s’est quelque peu répandue après 1860. Comme elle coûtait cher, seul les plus gros moulins ont pu s’en équiper. A Asquin, on peu apercevoir le haut de la turbine de l’ancien moulin. A Dun les Places, le moulin Tripier a disposé d’une turbine.

A l’intérieur du moulin, l’axe faisait tourner le rouet de fosse. Celui-ci commandait les engrenages, en particulier un en forme de grenade, dit la lanterne, qui transformait le mouvement vertical en mouvement horizontal pour faire tourner la meule travaillante.

On peut penser que longtemps les moulins ont ressemblé aux maisons des paysans, avec un toit en chaume ou en esseaune (tuiles en bois dites aussi « bardiaux » dans le Morvan). Mais celui-ci brûlant facilement, très tôt le moulin a été couvert à tuiles ou ardoises. Au XIXe siècle, dans les années 1850, j’ai trouvé très peu de moulins décrits avec un toit en chaume (trois seulement dans le secteur de Gouloux et Montsauche). En 1857, le moulin de Saloué connut une tragédie : le feu s’empara du moulin au toit en chaume, la meunière courut essayer de sauver ses poules ; mais une botte de seigle en flamme lui tomba dessus, ce dont elle mourut brûlée vive.

En principe, à la fin du XIXe siècle, tous les moulins sont couverts à ardoise ou à tuiles. D’aucunes cartes postales suscitent cependant des doutes, comme celle-ci, concernant le moulin de la Verdière devenu « scierie ».

Cela dit, le meunier était compétent en bien des domaines, notamment pour le travail du bois. Cette compétence très variée, on la remarque à l’occasion de réparations au moulin de Montour à Brassy (dossiers 35J 65 à 70 des Archives Départementales) :

– Une fois le meunier fait lui-même la couverture de son moulin et de ses annexes, cela en 14 jours ;

– Une autre fois, pour faire à neuf le « rouet de fosse », on fait appel à un voisin, Louis Tardy, meunier du moulin Tripier à Dun les Places.

Peu de moulins à vent

Par contre la région est peu venteuse ; les moulins à vent y ont été rares, avec seulement quelques exceptions sur les rebords du massif : les sites connus sont Bazoche, Vézelay (au moins deux connus) et Tharoiseau, peut-être St-Germain des Champs.

De nombreux moulins à manège

A côté de cela, il était relativement facile de s’équiper d’un « moulin à manège », que faisait tourner un animal.

Au XIXe siècle, les plus gros moulins se sont adjoints une machine à vapeur : ce n’était pas le bois qui manquait pour bien pourvoir la chaudière.

Un grand nombre de moulins

Il en résulte que les communes traversées par la Cure ou ses affluents ont connu un grand nombre de moulins. Dans la circonscription administrative dite « Election de Vézelay », Vauban, dans son étude de 1696, recense 80 moulins pour 22 500 habitants, soit un pour 286.

Les exemples les plus marquants sont dans les années 1860 :

– Ouroux en Morvan : 12 moulins à eau, 4 à manège (indépendants des moulins à eau, je ne compte pas ici les ateliers à manège annexes d’un moulin à eau).

– Marigny l’Église : 10 moulins à eau.

– Dun les Places : 8 moulins à eau (sachant que le moulin du Bouquin vient de disparaître, ce qui en aurait fait 9).

C’est encore plus considérable quand on compare avec le nombre moyen de moulins par commune du Morvan à la même époque : 6 dans la Nièvre et 5 côté Saône-et-Loire.

C’est une période où il se crée des moulins : par exemple à Planchez en Morvan le moulin du Gué de Migny sur la Cure, et à Brassy celui des Goths sur un ruisseau.

Des moulins aux activités multiples

Les moulins ont été importants pour nourrir la population

Le travail des céréales

Le pain a longtemps été à la base de la nourriture de toute la population ; on trouvait donc partout différentes variétés de blé ; dans nos contrées plutôt pauvres, c’est le seigle qui était le plus cultivé, même si dans les statistiques d’activité des moulins c’est rarement noté. Le froment était bien cultivé, mais plutôt au profit des nobles et de la bourgeoisie.

Les mêmes meules pouvaient écraser l’orge et l’avoine pour nourrir les bêtes, surtout les chevaux. Mais il fallait ensuite bien les nettoyer avant de les consacrer à nouveau au blé.

Pour le travail du blé, les meules ont pu être très grandes, jusqu’à 2 mètres de diamètre. Une carrière de meules a existé à Cravant. A partir de la fin du XVIIIe siècle, on a renoncé à la meule d’un seul tenant au profit de la meule composée de plusieurs « carreaux », en silex, d’une pierre de plus en plus dure depuis le centre jusqu’à l’extérieur. Deux cercles en fer en assuraient la solidité. Cette meule à carreaux avait un meilleur rendement : en l’an 9 de la République (181), le propriétaire du moulin de Montour, à Brassy acheta une meule à carreaux, contrairement à l’avis de son gestionnaire qui leur reprochait de mal tenir (il conseillait d’acheter une meule monolithe au marché d’Avallon). Par contre on a grâce à lui l’indication du diamètre nécessaire eu égard aux mesures qu’il a prises sur place : « Il faut que cette meule ait 5 pieds de hauteur » : il veut dire 1,50 m de diamètre. (Dossiers 35J 65 à 70 des Archives Départementales)

Beffroi de meules du moulin de Montour (dessin de Philippe Berte-Langereau

Les meules étaient striées de sortes de rayons, mais en général de biais par rapport au rayon du cercle, car on avait découvert qu’ainsi le rendement était meilleur. Les rayons des meules devaient être recreusés de temps en temps suivant l’usure constatée ; c’était un travail très pénible.

La meule travaillante était réglée pour rester comme suspendue au-dessus de la dormante de façon à ne jamais se coincer ; le meunier utilisait pour cela un bâton qu’on nommait « épée de trempure ». La paire de meules est recouverte d’une archure afin de conduire la farine à un orifice par lequel elle se déverse dans un sac. L’archure idéale était ronde, mais les meuniers se fabriquaient plus facilement une archure octogonale (avec celle-ci on les accusait de tricher car les angles pouvaient garder un peu de farine). Le moulin Caillot de St-Brisson conserve les deux types d’archure :

L’arc métallique, suspendu à une potence, servait à retourner la meule supérieure afin de recreuser les sillons.

A partir de la Renaissance et l’invention du blutoir, qui a permis de mieux éliminer le son (l’enveloppe du grain), on a pu affiner de plus en plus la farine, encore mieux quand, au XIXe siècle, on a su faire passer la matière plusieurs fois entre les meules. Mais plus cette farine était élaborée, plus elle était chère : elle intéressait plutôt les classes riches ou simplement aisées de la société. Par contre le peuple qui travaillait beaucoup, souvent avec une grande dépense physique, préférait la farine peu tamisée, car le son qu’elle conservait la rendait plus « nourrissante ». On retrouve cette idée actuellement avec l’attrait du « pain complet ». Suivant les contrées, et encore plus suivant l’équipement dont il disposait, le meunier privilégiait de fabriquer une farine fine ou moins tamisée ; cependant, il est évident que le bénéfice était plus grand quand on produisait la farine la plus élaborée possible. Ci-après deux blutoirs du Moulin Caillot, l’un de taille moyenne, l’autre grand ; à l’intérieur une « vis d’Archimède » faisait avancer la farine.

Après 1890, les meilleurs moulins se sont équipés d’un blutoir plus perfectionné : le plansichter. Il consiste en plusieurs tamis superposés où la farine descend en s’affinant toujours plus. La roue faisait remuer cet appareil qui était soit suspendu à une poutre (comme ci-après au moulin Caillot) soit posé sur un axe.

Planchister du moulin Caillot

Le son et autres déchets de la mouture qu’on nommait « les issues » étaient vendus aux éleveurs de bétail.

Longtemps ce sont les meules qui ont écrasé le grain pour fournir de la farine. La meule supérieure, dite « travaillante », tourne horizontalement sur la meule inférieure dite « dormante » mais le meunier devait faire attention qu’elle ne tourne pas trop vite : cela risquait de brûler la farine ».

Un fait divers montre comme un moulin du Morvan peut être modeste : en 1886, au moulin Caillot, de St-Brisson, « exploité par M. Garnier », « le feu a pris naissance sur la toiture en chaume du moulin. Il a dû être occasionné par des étincelles provenant du four que l’on avait chauffé le matin même pour cuire du pain. Les pertes dépassent 6 000 F » ((Journal du Morvan, 27 février 1886).

Le dossier M5705 des Archives Départementales livre une statistique des établissements industriels d’une grande partie de la Nièvre, dont ceux de la Cure ; j’y retiens : 

. Bazoches : un seul moulin, celui de « La Serre », employant 1 homme et 1 femme. « Ce moulin reste en repos pendant l’été par suite du manque d’eau ». 

. Chalaux : 2 moulins (le Pont et les Goths) employant 4 hommes. Empury : 3 moulins (Charrières, Main et Jamet), employant 7 hommes et 5 femmes. Gouloux : 4 moulins, totalisant 4 paires de meules seulement, employant 8 femmes. Il y a aussi 4 filatures de chanvre, or le chanvre pouvait être travaillé accessoirement au moulin. 

. Marigny l’Église : 9 moulins totalisant 9 paires de meules, employanbt ensemble 18 hommes, 20 femmes et 10 enfants. 

. Montsauche : 5 moulins totalisant 5 paires de meules, employant 13 hommes, 5 femmes et 4 enfants.

. Ouroux en Morvan : 9 moulins employant 18 hommes, une filature de laine de 48 broches (sans nombre de salariés ce qui suggère que l’exploitant travaille seul). Notons cependant que les cours d’eau alimentant certains moulins d’Ouroux coulent en direction de l’Yonne.

. Planchez en Morvan : 5 moulins totalisant 8 paires de meules et employant 10 hommes (je compte Planchez dans la vallée de la Cure pour le moulin du Gué de Migny, qui se trouvait au début d’un des ruisseaux donnant naissance à la Cure, en amont de Grosse et du lac des Settons). 

. St-André en Morvand : 1 moulin à 2 paires de meules, employant 3 hommes, une femme et 1 enfant. 

. St-Brisson : 2 moulins d’une seule paire de meules chacun (La Bertoux et Roche, autrement dit Moulin-Caillot). Ils emploient 2 hommes et 4 enfants. St-Martin du Puy : 3 moulins totalisant 4 paires de meules, employant 3 hommes, 2 femmes, 3 enfants. 

Le dossier M 5707 reproduit à peu près les mêmes données, sauf quelques précisions. A Montsauche, les 5 moulins sont Argoulais, Détrapis, Montelesme, Nataloup et Palmaroux. A St-Martin du Puy ce sont Berges, Rincieux et Vésigneux. Brassy apparaît cette fois, avec 6 moulins qui emploient 12 hommes. Gien sur Cure n’apparaît qu’en 1884 : le moulin travaille 300 jours par an, il emploie un ouvrier payé 1 F par jour (ce qui est très modique). Tout cela met en valeur que rares sont les moulins ayant plus d’une paire de meules. Ce sont donc des petits moulins. 

Certaines familles de meuniers sont devenues plutôt prospères, par exemple les Pillon, du moulin de Queuzon (Marigny l’Eglise). En 1877, M. Pillon a eu les moyens d’envisager de construire une nouvelle huilerie du côté de Lauret

Si les moulins sont nombreux, leurs exploitants n’ont pas forcément la vie facile, comme en témoigne l’inspecteur des patentes industrielles de 1850. Par exemple à Gouloux, au moulin de Montbez (celui dont bientôt le meunier, Picoche, sera assassiné par son commis), « l’accès est très difficile pour les bêtes de bât, impossible pour les voitures… Il ne manque pas d’eau mais de grain à moudre » ; les deux moulins du Breuil, dont le toit demeure en chaume, ont les mêmes défauts ; quant au moulin des Issards, également couvert en chaume, il est en « très mauvais état ».

De grandes familles de meuniers se manifestent. Un jour un descendant des Lepage m’a adressé son grand arbre généalogique, lequel tient sur plusieurs feuilles accolées. Des Lepages ou des titulaires d’autres patronymes entrés dans leur famille par alliance, ont tenu essentiellement le moulin de Nataloup à Montsauche. Mais souvent ces « titulaires d’autres patronymes » étaient eux-mêmes de grandes dynasties de meuniers : les Ballivet, les Auribault, les Bertoux… Au début que nous animions ensemble les rencontres de Moulins du Morvan et de la Nièvre, Noëlle Renault m’amusait beaucoup ; comme elle descendait de toute une dynastie de meuniers, des gens qui venaient nous voir s’avéraient de ses lointains cousins.

 Dans le numéro de Moulins du Morvan relatifs aux moulins de la Cure deuxième partie, j’utilisais les matrices cadastrales et le « revenu fiscal net » que j’ai pu y trouver pour de nombreux moulins, avec cette réserve que le revenu réel me paraissait bien minoré. Mme Jacqueline Rémond, de Quarré les Tombes, m’a confirmé par lettre du 20 avril 1994 que la matrice cadastrale de Marigny l’Église donnait une fausse idée « des ressources du meunier ». « Je peux dire qu’en 1890, le meunier de Queuzon donnait en dote à sa fille 5 000 F, dont 2 000 F payables immédiatement et le reste en trois ans, et que le trousseau de la mariée comporte entre autres choses 12 paires de draps ». (Mme Rémond est la petite-fille de la dite mariée). Effectivement, pour payer 5 000 F de dot, il fallait gagner plus que les 411 F annuels indiqués par les matrices. Sans compter que pour l’époque,  5 000 F, c’était une jolie somme. Il faut rappeler que le moulin de Queuzon était le plus important de Marigny l’Église, et un des plus considérables de toute la contrée en amont de Vézelay.

 A partir des années 1880 sont arrivées les machines à cylindres en forme de rouleaux à pâtisserie, tournent dans la machine par deux en sens inverse, mais avec un moindre risque de contact : de ce fait l’échauffement est nul, et on peut accélérer la production à l’infini. Les meilleurs moulins se sont donc équipés de cylindres ; cela leur a permis de diminuer le coût de production, tout en produisant une farine de plus en plus fine. Plus un moulin était important, plus son propriétaire avait le capital pour bien l’équiper, donc pour fabriquer plutôt une farine à forte plus-value, et plus bien sûr, dans le cadre de la concurrence, il poussait à la fermeture les petits moulins dont les propriétaires manquaient de moyens d’investir. C’est cela qui a provoqué peu à peu la disparition des moulins.

Pour faire revenir plusieurs fois la farine sous les meules ou dans les machines à cylindres, on utilisait des « élévateurs » contenant des « chaînes à godets », comme ici au moulin de Saloué.

Accessoirement, ajouter des machines dans un moulin (paires de meules, machines à cylindres, blutoirs, chambres à farine, etc.) a conduit à construire des moulins de plusieurs étages. Cela s’est surtout vu dans les plaines,comme on peut encore le voir à St-Père sous Vézelay, Arcy sur Cure, Bessy sur Cure.

Plus haut dans le Morvan, jusqu’au bout, on a préféré le petit moulin ; on y accède de plain pied à la salle de la paire de meules, la roue étant au niveau du sous-sol. On le voit bien au moulin de Savelot (Ouroux).

Moulin de Savelot (Ouroux)

Une enquête administrative de statistique des établissements industriels indique en 1887 que dans le haut Morvan les moulins emploient peu de personnel, assez peu payé par rapport aux villes, travaillant 12 heures par jour, voire 15 à Brassy (mais pas toute l’année). Les résultats sont les suivants : à Brassy 5 moulins emploient ensemble 5 hommes, une femme et un enfant, à Montsauche 4 moulins emploient 4 hommes, 2 femmes, à Ouroux 8 moulins emploient 7 salariés payés de 2,25 à 2,50 F par jour, à Dun les Places 4 moulins emploient 4 hommes payés 2,50 F par jour, et à Marigny l’Église 9 moulins enmpoient 9 hommes payés de 1,50 à 2 F par jour. (AD M 6335).

Les moulins à blé au XXe siècle

Le début du XXe siècle fut difficile pour tous les petits moulins, en ce moment où les meilleurs moulins pouvaient produire largement plus de 10 quintaux en 24 heures. Trop de petits moulins avaient des capacités largement inférieures : en 1900 chacun des trois moulins d’Empury a une capacité quotidienne de 6 quintaux, de même que dans 2 des 3 moulins de St-Martin du Puy (le troisième n’excède pas 4) ; elle n’est que de 5 au moulin du Pont de Chalaux et en moyenne dans les 5 moulins de Montsauche. Seul St-André en Morvand atteint les 10 quintaux.

Dans « Mon village en sabots », Marcel Paillet restitue les souvenirs de son père quand il portait du blé à moudre au moulin de Vaussegrois (Brassy)  vers 1900: « C’était un moulin au petit sac qui ne travaillait que pour les particuliers, rendant en farine le sac de blé qu’on lui avait confié. A l’intérieur, éclairé à hauteur de l’étage par une ouverture à tous vents, un assemblage compliqué de poulies mues par des courroies, d’engrenages, de meules dormantes et courantes ; ces dernières tournant dans un bruit terrible parmi les craquements de toutes sortes, écrasaient, broyaient la semence blonde qui leur était confiée. Sortant du blutoir, une fine poussière blanche de folle farine se répandait dans l’air, envahissante, se déposant partout, couvrant sols et murs, dégageant une odeur particulière qui vous prenait à la gorge… Pour faire marcher tout cela, s’activant dans cet antre de mécanique et de poussière, un homme, le meunier. Dans la cinquantaine, petit, trapu, très brun, avec des sourcils fournis qui lui tombaient sur les paupières, lui cachant le regard. Le corps revêtu d’une chemise blanche de cotonnade, il se coiffait d’une casquette à pont sous laquelle descendaient de chaque côté du visage, lui rongeant les joues, deux favoris noirs de jais. Enjoué, de nature aimable, souriant, il aimait rire, la blague toujours aux lèvres. » L’auteur évoque également « la grande roue à aubes ». Il précise qu’un « moulin au petit sac » était un petit moulin à meules ; j’ajoute que c’était par opposition aux moulins à cylindres, et surtout à ceux « de commerce » dont le meunier achetait le blé pour vendre la farine au boulanger. Cela dit, le meunier en question me paraît avoir été mal organisé  : si beaucoup de poussière de farine se répandait, c’est qu’à la sortie du blutoir il n’attachait pas le sac en jute de façon à ce que toute la farine s’y écoule directement. Un meunier bien formé veillait à laisser répandre le moins possible la poussière de farine, car une fois sèche, elle était très inflammable.

En 1910 les fameuses inondations frappent les riverains de la Cure, dont à Marigny l’Église le moulin de La Verdière et les deux de Courotte tous contraints au chômage, mais en plus victimes de dégâts d’un montant considérable (M. Bonin, à Courotte, constate que les fondations de son moulin sont fragilisées).

Les moulins sont désormais spécialisés ; rares sont ceux conservant une annexe huilerie par exemple.

La guerre de 1914-18 fut néfaste pour toute la population ; en effet, la France manqua du blé qu’auraient produit les terres occupées par les combats ; le blé produit ailleurs fut réquisitionné en grande partie pour les combattants, donc vint à manquer pour les familles.

M. Paul Schütz, de Brassy, écrit en 1985 à l’association « Moulins du Morvan », à propos du moulin de Vaussegrois : « Je me souviens avoir accompagné mon père qui se rendait à pied à ce moulin afin d’obtenir de la farine, car la disette de pain était fréquente à la boulangerie ».

D’ailleurs, les meuniers de la contrée eurent bien du mal à trouver du blé à moudre. D’où les difficultés qu’ils exprimèrent dans des lettres au comité départemental qui s’occupait de suivre leur situation : Les Archives départementales de la Nièvre détiennent notamment une lettre de l’épouse du meunier du moulin de  Palmaroux à Montsauche.

Moulin de Palmeroux

Il faut y ajouter évidemment que la mort du plusieurs meuniers au front entrava le développement du moulin de leur famille. C’est ainsi qu’à Montsauche, la mort des fils du meunier du moulin de Nataloup lui fit renoncer aux projets d’investissements qu’il était en train de préparer. Pendant l’entre-deux-guerres, la situation des petits meuniers continua à être difficile, car les plus gros minotiers continuèrent à investir et obtenir des coûts de revient beaucoup plus bas que les leurs. 

Pourtant certains moulins du Haut Morvan se modernisent autant que faire se peut : plusieurs en 1917 ont désormais une capacité en 24 heures supérieure à 10 quintaux : St-André en Morvan 20, et sur Ouroux les moulins Chicot 10, Savault et la Forge 10, et à Montsauche Palmaroux 12 et Monthélesme 10. Cependant restent à la traîne les deux derniers de St-Martin du Puy à Empury le moulin Jamet, ainsi que Savelot à Ouroux, les 4 derniers de Dun les Places, les 3 derniers de Marigny, ainsi qu’à Moux celui du Lyonnet. Sont déjà disparus les moulins de Gouloux, Demain à Empury, tandis qu’à Ouroux le Boutoux et Chamerelle ne travaillent plus le blé destiné à la consommation humaine.

Les meuniers les plus jeunes ayant été mobilisés et le demeurant, en 1919, tous les meuniers en activité le long de la Cure côté Nièvre ont plus de 50 ans.

En 1926, plusieurs moulins à blé sont en progrès, en particulier à Dun les Places où le moulin de Railly a une capacité de 18 quintaux et ceux du Plateau et du Tripier 12, à St-Brisson où le moulin Cordin (sous la digue de l’étang Taureau) monte à 20 quintaux et Caillot à 24. Le moulin Chicot à Ouroux est équipé de cylindres. Cependant trop d’autres stagnent, notamment Jamet à Empury, les deux subsistant à St-Martin du Puy, celui de Gien sur Cure « peu important », etc… En général, avant de fermer, un moulin se borne à travailler les céréales secondaires pour les animaux.

Plusieurs apparurent en difficulté au début des années 1930. Il est vrai que souvent le petit moulin d’autrefois semble de capacité modeste. Cette fiche montre qu’en 1926 le moulin de Brassy, situé sous l’église, ne dispose que d’une puissance de 1,70 kw. La construction des grands barrages de Chaumeçon et du Crescent condamne certains moulins : 

– A Brassy deux moulins (le maire de Brassy le déplore dans une lettre de 1933 où il évoque les familles obligées de quitter la contrée), dont celui de Vaussegrois ; il est en cours de démontage en 1932, puisque le Morvandiau de Paris du 1er juillet raconte l’accident survenu à M. Nithlaire. Ce dernier, meunier du moulin Tala, est venu en voisin démonter une meule, et il est « tombé de 3 mètres de hauteur » : donc le plancher est déjà démonté. On dit que le meunier de Vaussegrois résista jusqu’à la dernière minute, répugnant à quitter le moulin de ses aïeux, et qu’il fallut une intervention des gendarmes pour l’emmener alors que l’eau du lac montait.

A Marigny l’Église ceux de Mont et de Queuzon. Mme Roblin, petite-fille du dernier meunier de Queuson, m’a dit que contraint de l’abandonner, il a continué comme meunier en louant le moulin Jamet d’Empury, puis s’est converti à l’agriculture.  A Mont, quand le lac est vide, on peut remarquer que l’eau a soulevé le toit par l’intérieur et est allé le déposer à côté du bâtiment.

Dans son livre sur le maquis Bernard, Ducroc écrit qu’il s’aménagea un camp près du moulin Moussu (Ouroux), qui pourtant fonctionne encore en 1944 (les résistants sont donc sûrs qu’ils peuvent faire confiance à son meunier).

Léon Bonin, meunier du moulin de Courotte à Marigny sur Cure, revenu mutilé de la guerre de 1914-18, n’en rendit pas moins de grands services à la Résistance locale, en particulier le fameux maquisard Jean Longhi, qui exprimera son admiration dans un livre. Alain Houdaille précise dans son livre « De l’Ombre à la Lumière. Le canton de Quarré les Tombes sous l’Occupation » que Jean Longhi… « épousa Yvonne Bonin, la fille du meunier de Courotte, qui a été son agent de liaison » ; donc même la fille du meunier avait pris des risques. Léon Bonin fut reconnu pour ses mérites : d’ailleurs, une foule importante se pressa à son enterrement, dont témoigna un article du Journal du Centre.

Moulin de St André

Une loi de 1934 et des décrets de 1935 instaurèrent les « contingents » : aucun moulin n’eut plus le droit de produire plus que la moyenne des années 1933 à 1935. Résultat : plus aucun investissement important ne fut programmé. Côté Nièvre, un seul moulin de la Cure a un contingent atteignant les 10 000 quintaux par an : Caillot à St-Brisson. Viennent ensuite St-André en Morvan 9 000 quintaux, Palmaroux à Montsauche 7 800 quintaux, Chalaux 6000 quintaux, Tala à Brassy, Courotte et La Verdière à Marigny, Montélesme à Montsauche et Savelot à Ouroux avec 3 000 quintaux.

Sentant la guerre arriver, l’administration lance une enquête pour établir combien de moulins seront en état de nourrir la population en 1938. Ceux « en état de marche » m’apparaissent peu nombreux : un seul à Brassy et à Chalaux, 3 à Dun les Places dont Railly qui ne fonctionne plus, 4 à Montsauche (Argoulais ne fonctionne plus), 3 à Marigny l’Église dont Courotte de M. Bonin avec turbine tandis que La Verdière et Montgaudier continue à la roue. 

Alors quand survient l’occupation allemande, on va devoir gérer la pénurie de moulins. En plus, apparut une importante population de réfugiés (soit de régions occupées ou ravagées par la guerre, soit des grandes villes où sévissait la famine). Les meuniers restant furent donc sollicités de travailler plus que leur contingent le permettait. Ils le firent, clandestinement, quitte à s’exposer à une amende, voire à la fermeture de leur moulin pour un mois ou plus.  En outre, la quantité de glutène contenu dans la farine fur réglementée. Par exemple, M. Guilleminot, du moulin Caillot à St-Brisson, fut condamné à un mois de fermeture du moulin pour avoir vendu une farine « trop pauvre en glutène ».

Cela devint encore plus périlleux quand les demandeurs de farine furent… les maquisards, bien sûr ; à cet égard, la plupart des meuniers consentirent à moudre clandestinement pour eux. Divers ouvrages sur la Résistance citent quelques-uns de ces meuniers qui prirent des risques (certains rejoignirent les rangs des combattants, comme André Renaud, du moulin du Détrapis à Montsauche), MM. Renault au moulin de Savelot, Roquelle à Savault, Brossier au Moulin Moussu (tous trois sur Ouroux)

Le résistant du Maquis Bernard Hubert Cloix m’a dit que son groupe se ravitaillait volontiers au moulin de Montélesme à Montsauche que tenait M. Morizot, celui de Savelot de M. Renault, et le moulin Caillot que tenait M. Guilleminot. Accessoirement, le maquis de Plainefax profite que l’ancien moulin des Goths (Chalaux) est abandonné pour y installer un camp, où est prise cette photo assez connue.

Dans son livre sur le maquis Bernard, Ducroc écrit qu’il s’aménagea un camp près du moulin Moussu (Ouroux), qui pourtant fonctionne encore en 1944 (les résistants sont donc sûrs qu’ils peuvent faire confiance à son meunier).

Léon Bonin, meunier du moulin de Courotte à Marigny sur Cure, revenu mutilé de la guerre de 1914-18, n’en rendit pas moins de grands services à la Résistance locale, en particulier le fameux maquisard Jean Longhi, qui exprimera son admiration dans un livre. Alain Houdaille précise dans son livre « De l’Ombre à la Lumière. Le canton de Quarré les Tombes sous l’Occupation » que Jean Longhi… « épousa Yvonne Bonin, la fille du meunier de Courotte, qui a été son agent de liaison » ; donc même la fille du meunier avait pris des risques. Léon Bonin fut reconnu pour ses mérites : d’ailleurs, une foule importante se pressa à son enterrement, dont témoigna un article du Journal du Centre.

Après 1945, le nombre de moulins recommence à diminuer, comme l’indiquent les annuaires de la meunerie de la Nièvre. Tous ceux de la Cure avant Pierre-Perthuis se limitent à une capacité en 24 heures inférieure à 25 quintaux. Même leurs contingents sont en baisse : en 1953 seul St-André en Morvan dépasse les 5 000 quintaux avec 5523 quintaux. Viennent ensuite Palmaroux 4 105 quintaux puis entre 1500 quintaux et 2 000 quintaux le moulin de La Verdière, Palmaroux et Montélesme à Montsauche, Tala à Brassy, Savault à Ouroux, M. Robin à Dun les Places… La concurrence des grands moulins les élimine peu à peu, En 1967 ne travaillent plus le blé que St-André et le moulin Caillot à St-Brisson. Ils disparaissent bientôt. Dans la plaine le long de la Cure les moulins si considérables soient-ils ferment peu à peu : en 1967 ne subsiste plus que celui de Sermizelle (toujours si j’en crois les annuaires de la meunerie, cette fois de l’Yonne). Mais lui aussi finit par fermer.

Papier à en-tête d’une grande simplicité du meunier de St André

L’huile

Les habitants avaient besoin d’huile surtout pour épaissir la soupe de légumes (accessoirement aussi pour graisser les outils et s’éclairer). Heureusement, la navette poussait partout : cette fleur de la famille du colza était la première plante donnant de l’huile. La noix venait après, et encore après la noisette, car le travail de l’une et l’autre coûtait beaucoup plus cher (en particulier, il fallait chauffer plus la farine de noix et de noisette que celle de navette. Pendant les périodes de famine due à de mauvaises récoltes, on consommait de l’huile de la faîne du hêtre. Dans son livre sur Asquins, Paul Meunier précise que la commune compta deux huileries (dont l’une demeurait en l’état lors de la parution de l’ouvrage en 1977) : il écrit qu’un bon noyer « donnait en moyenne… sept doubles décalitres » de noix, chacun de ces doubles donnant 6 à 7 litres d’huile.

Le moulin à manège pouvait suffire pour écraser la navette aussi bien que la noix ou la noisette, mais souvent le moulin à blé à eau contenait un atelier annexe consacré à l’huile. Chacun des deux ateliers a longtemps eu sa roue, jusqu’à ce qu’à partir des années 1850 environ on a mis au point un système qui permet de « débrayer » pour que la même roue puisse actionner une meule à blé ou une meule à huile « alternativement ».

Vauban, en 1696, recense dans « l’élection de Vézelay » 62 huileries pour 22 500 habitants, soit une pour 362. Les quelques paroisses ayant huilerie n’en ont en général qu’une, sauf d’aucunes telles Asnières et Bazoches en ayant 2, St-Père sous Vézelay 3 (pour seulement 2 moulins).  

La meule travaillante roulait sur la meule dormante, de ce fait celle-ci était moins élaborée, par exemple avec un dessous pas même équari. Le diamètre de la dormante pouvait être largement supérieur à celui de la travaillante. Elle était creusée pour avoir un petit rebord afin d’empêcher la matière de tomber. La meule dormante du moulin de Saloué ci-dessous porte la date de sa fabrication ou de sa pose : « L’an IV de la liberté ».

Une pelle en bois ou les derniers temps en métal ramenait constamment la matière à écraser sous la meule. 

Le travail de l’huile se faisait en quatre étapes : 

. La meule travaillante écrase la matière pour en faire comme une pâte. 

. Cette pâte est mise à chauffer.

. Une fois à la bonne température, on la coule entre deux feuilles de feutre, et on place le tout sous une presse, comme celle-ci du moulin de Saloué.

. Le liquide obtenu, on le laisse décanter plusieurs jours, à l’issue desquels reste un dépôt ; on récupère le liquide au-dessus de ce dépôt. 

Les déchets de ce travail, dits « le tourteau », sont vendus aux voisins qui élèvent des bestiaux, lesquels en sont friands. Malheureusement, dans les périodes de famine, on a vu des gens affamés contents de trouver ces déchets à manger (y compris sous l’Occupation pendant la guerre de 1939-45).

La meule à huile pouvait être utilisée pour écraser les fruits et donner du cidre.

Le moulin de Montour à Brassy, tout au début du St-Marc, contient une huilerie mais elle fonctionna à manège, sans doute grâce à un petit âne vu l’étroitesse de la pièce. En voici cependant la paire de meules.

Meules à huile – Montour

Les huileries de la région travaillaient surtout la navette : c’était fort agréable pour les voisins par le parfum répandu, mais quant au goût, le pire des gastronomes ne s’y trouvait pas : alors quand grâce à l’amélioration des transports de meilleures huiles sont venues d’autres provinces, les huileries en Bourgogne ont bien décliné (sauf dans les villes à proximité des gares). Leur nombre était assez mineur au moment de la guerre de 1939-40, pendant laquelle l’administration a été peu aimable envers elles ; en effet, les Allemands ayant exigé la suppression d’un maximum d’huileries, l’État français s’est incliné. C’est ainsi qu’à Asquins M. Perreau a reçu l’ordre de fermer ; l’administration mettait du zèle à obéir jusqu’à poser des scellés sur les machines. Evidemment, d’aucuns huiliers ont travaillé clandestinement : c’est ainsi que le meunier de Savault à Ouroux a discrètement produit de l’huile, comme en témoignait son cousin M. Roquelle, qui me racontait être venu… de son moulin de St-Léger-de-Fougeret, près de Moulins-Engilbert (il n’y avait plus d’autre huilerie dans le secteur).

Actuellement fonctionne une petite huilerie « à froid » à St-Père sous Vézelay, mais elle n’utilise pas la force hydraulique.

Les matières non alimentaires

Les foulons

Les foulons fabriquaient une étoffe qualifiée aujourd’hui de « grossière » : la « bouège » dite aussi « poulangis » ; on en faisait les vêtements des paysans et le feutre des chapeaux. Dans une longue auge trempait un mélange de laine issue des métiers du tisserand, de chanvre, d’un peu « d’argile à foulon », voire d’urine et de beaucoup d’eau au départ. La roue du moulin à eau faisait tomber dessus des marteaux qui la mélangeaient pendant trois jours. Une « étoffe » se formait, que l’ouvrier devait retourner plusieurs fois. Puis on suspendait à sécher.

Ces foulons ont été nombreux et importants pour la vie rurale : on a été par loin d’en compter au moins un par commune. Le plus souvent, dans la vallée de la Cure, le foulon était une annexe d’un grand moulin à blé. C’est ainsi qu’à Ouroux, le seul secteur de Savault a connu trois grands moulins ayant chacun un atelier-foulon, avec sa roue qui le rendait indépendant des autres ateliers, cela dans les années 1860. Dès 1425 on repère à Savault un « moulin et foulon » possédé par le sire de Château-Chinon. 

Toutefois, la grande explosion de l’industrie textile au XIXe siècle entraîne l’extinction progressive de cette industrie trop désuette. C’est dès les années 1870 qu’elle est en difficulté et Savault en déclin ; en 1882 les matrices cadastrales montrent que le revenu fiscal net de l’atelier foulon est très mineur comparé à celui de l’atelier de blé. Les derniers foulons de la vallée disparaissent avant 1900, comme en témoigne Blin dans son livre sur le Morvan de 1902 : « A Savault se trouvent les débris de ce qui fut le dernier foulon à Bouèze du Morvan ».

Les battoirs à écorce

Le Morvan a disposé d’une grande richesse : ses forêts, essentiellement autrefois de feuillus. Or l’écorce de feuillu, en particulier le chêne, contient un tanin, que les tanneries utilisaient pour rendre les peaux imputrescibles, donc fabriquer le cuir. Qui plus est, le cuir était très important dans les campagnes, ne serait-ce que pour tous les harnachements.

Le moulin broyant l’écorce pour en extraire le tanin était d’une grande simplicité : c’était exactement la même technique qu’au foulon, avec besoin d’une puissance moindre. Une petite roue pouvait suffire. D’ailleurs, on parlait moins volontiers de « moulin à écorce » que de « battoir à écorce ». Tel moulin a pu ne travailler que l’écorce, par exemple Soeuvre à Fontenay sous Vézelay, et au Val de Poirier à St-Père. Mais la tâche était généralement confiée à un atelier tout à fait secondaire dans un moulin à blé.

Une curiosité : à Asquins, la ville de Vézelay acheta en 1895 le moulin d’Asquins, qui ne servait plus que de battoir à écorce. Elle lui ajouta une annexe où elle fit poser une puissante pompe, laquelle servit à faire monter l’eau potable depuis une source jusqu’à la cité monastique. Cette pompe y existe toujours. Une carte postale des années 1900 montre le moulin d’Asquins doté d’un large bief, et un bâtiment tout en longueur : la roue se trouvait sous celui-ci, plein centre.

Les scieries

C’est dès le Moyen Age qu’on a réussi à adapter de grandes scies à la roue d’un moulin pour scier la pierre et le bois. Quelques moulins de la vallée de la Cure ont scié le bois :

– A Dun les Places les moulins Tripier et du Plateau, plus une scierie hydraulique créée à Bornoux par M. Champenois en 1886.

– A Marigny l’Église Montgaudier et Crottefou.

– A Montsauche le Lyonnet et Palmaroux

A St-Père sous Vézelay demeure une scierie à l’ancien moulin du Val du Poirier (sur le ruisseau de ce nom).

Quelques forges

Là où il y avait du minerai de fer, on a pu créer quelques forges. L’abbaye de Vézelay en profita, qui exploita notamment le minerai dans sa grande forêt en direction de Dornecy. En particulier elle posséda une forge « industrielle » au moulin de Marot, sur la commune d’Asnières, cela dès 1461 (Eugène Drot). Dom Bénigne des Farges écrit dans son livre sur Domecy sur Cure que la paroisse a disposé d’une forge en 1490.

A propos d’Empury, Baudiau écrit : « Près de Neuchèses se trouvaient autrefois des usines dont le souvenir revit dans le nom des Champs de Forges ».

Dom Bénigne dit qu’en 1502 les sires de Chastellux et de Vésigneux ont vendu à Usy « une place au bord de la Cure » pour exploiter une mine d’argent et y créer une « usine » ; Usy et plutôt sur St-André en Morvan mais à la limite avec le département de l’Yonne. Haase évoque quant à lui des mines de plomb et d’argent exploitées en 1745 à Pierre-Perthis : j’émets l’hypothèse que ces métaux auraient pu être travaillés au moulin Gingon de cette commune.  

La technique était grosso modo la même qu’au foulon et au battoir, avec cependant des marteaux encore plus lourds, et munis d’acier au bout.

Plus modestement, plusieurs moulins pouvaient disposer d’un matériel de maréchal-ferrant, dans lequel la force hydraulique pouvait aider à fabriquer des outils. C’est ainsi que le meunier du moulin Cordin à St-Brisson fut également maréchal-ferrant (un vestige de son travail de maréchal demeure dans le jardin) ; ce moulin demeure observable sous la digue de l’étang Taureau, tout près de la maison du Parc naturel régional du Morvan.

St Brisson : photo de l’ancien moulin Cordin avec reste de travail

De rares tuileries

On pouvait utiliser les meules pour chasser l’air de la pâte à faire des tuiles, et la rendre plus souple, cela à l’aide de meules ou de pilons que pouvait manoeuvrer une roue hydraulique. A Marigny l’Église, le moulin de Queuzon disposa d’un atelier tuilerie, mais j’ignore s’il y utilisa la force hydraulique

Les industries multiples

Le même moulin pouvait avoir plusieurs ateliers très différents ; à Savault, que j’ai évoqué ci-dessus, les plus gros établissements faisaient moulin à blé, à foulon et à huile. En 1838, le comte de Chastellux reconstruisit son moulin sis sous le château mais muni de plusieurs ateliers : farine, huile, battoir à écorce, scierie et féculerie. Malheureusement il fut détruit par un incendie criminel dès 1850. L’abbé Henry écrit : « Ces usines, exécutées sur un vaste plan, entraînèrent une dépense, dit-on, de trois cent mille francs… Les murs n’avaient que quatre mètres de hauteur, le reste des édifices était en bois… On assure que cette vaste usine, qui occupait beaucoup de bras, ne rapportait rien à son propriétaire. C’est la société qui a perdu à cette destruction. » 

Plan du moulin de Chastellux (AD de l’Yonne)

L’électricité

Sans évoquer les grands barrages, signalons que dans quelques moulins la roue (ou une nouvelle roue) a animé une dynamo suffisante pour produire de l’électricité ; ce fut notamment le cas au moulin du Montal à Dun les Places, dont le meunier Philippe Garnier s’avéra un bricoleur génial dans les années 1920 et 30. Moulin du Montal C’est lui qui dota son voisin le moulin de Saloué d’une petite roue qu’on voit encore, exprès pour ne faire que de l’électricité.

Le moulin de Gien sur Cure produisit fort longtemps son électricité.

Moulin de Gien sur Cure

 

Les propriétaires des moulins et les meuniers

Les nobles et l’Église ont possédé beaucoup de moulins

Les nobles et l’Église ont possédé beaucoup de moulins dans la vallée de la Cure et de ses affluents : cela constituait un investissement coûteux sur le moment, mais à long terme cela leur rapportait un revenu considérable. D’ailleurs le seigneur, qu’il soit laïc ou religieux, détenait un double pouvoir :

 D’une part il pouvait interdire la construction de tout moulin susceptible de concurrencer le sien ;

 D’autre part il pouvait obliger ses « sujets » à ne confier leur production de blé qu’à son moulin, c’était le « droit de banalité ». Le paysan qui s’avisait de porter du blé à un autre moulin, ou qui en revenait chargé de farine, s’exposait à une amende et à la confiscation de la production, voire à celle du charroi. Haase écrit dans un de ses ouvrages que le moulin de la Verdière, à Marigny l’Église, fut moulin banal du seigneur de St-Germain des Champs. Baudiau précise qu’à Dun les Places le moulin du Montal et celui du Bouquin étaient banaux.

Les nobles : Le seigneur le plus connu comme propriétaire de moulins est le comte de Chastellux : non seulement il posséda le moulin au pied de son château dès 1238 ; Eugène Drot, dans son recueil de documents, en cite plusieurs relatifs à ses moulins possédés à différentes époques par le comte de Chastellux : – En 1501 sur Domecy sur Cure, finage d’Usy, moulin Gobelot (avec le charpentier Farcy qui est chargé de le construire). – En 1641 à Marigny l’Église le bail du moulin et huilerie de Crottefoux (loyer : 40 livres en argent, 2 pintes d’huile, 40 livres de chanvre). – En 1667 même paroisse bail pour l’huilerie de Queuzon : le meunier s’engage à couvrir son huilerie d’esseaunes  (tuiles en bois) ; tous les poissons « de qualité » pêchés dans le bief et le sous-bief sont réservés au seigneur. 

En 1789 le comte détenait un moulin à St-Germain des Champs et 3 à Marigny l’Église, dont la Révolution le déposséda : le moulin et huilerie de Montgaudier, le moulin de Courotte et le moulin et huilerie de Queuzon (AD Nièvre, 1Q210).

Parmi les autres seigneurs, notons-en un qui fut également dépossédé de plusieurs moulins dans le même secteur : le comte de Château-Chinon posséda notamment le moulin de Montour à Brassy. En 1784, il fit partie de ces seigneurs qui tentèrent de ressusciter des droits féodaux tombés en désuétude ou qui avaient été abolis par un de leurs ancêtres. Il prétendit récupérer le moulin de Montour. Toutefois celui-ci était désormais dans l’escarcelle d’un avocat, lequel savait se défendre, et l’offensive du comte échoua.

 Que je revienne aux documents étudiés par Eugène Drot : il indique à St-Germain des Champs en 1597 une « transaction » entre le sire Philibert de Lanty « écuyer », seigneur de Railly, et Guillaume Robert, qui prend à bail le moulin de Railly, à charge de lui ajouter un battoir à chanvre, sachant cependant que le moulin est « en ruine à cause des guerres… cherté du blé, pauvreté des peuples et autres incommodités » (on sort des guerres de religion qui ont particulièrement ravagé la contrée)

L’Église 

Historien de l’abbaye Domecy sur Cure (entre autres), Dom Bénigne Defarges explique comment est venu ce besoin des abbayes d’avoir un moulin proche de leurs bâtiments : « Selon la règle de St-Benoît, les moines disposent d’une rivière, d’un moulin, d’un jardin, d’une boulangerie et d’ateliers divers, afin de n’avoir pas à sortir de leur clôture »

Il arriva dans le Haut Moyen Âge que les seigneurs donnent un moulin à un monastère, ce qui d’ailleurs permit à ces derniers de se développer. C’est ainsi qu’à Brassy, le sire Hugues III de Lormes donna en 1219 le moulin de Lavault à l’abbaye de Régny à Bessy sur Cure. On remarque comme le propriétaire était lointain ; il est vrai que l’abbaye de Régny eut des domaines considérables, dont quelques moulins, ne serait-ce que celui tout proche de ses murs. Cela dit, la même abbaye de Bessy fut victime d’exactions en 1232 par un seigneur qui brûla son moulin de Mongaudier à Marigny l’Église.

Notons d’autres abbayes aux possessions considérables, dont des moulins. Celle de Chore à Domecy sur Cure : elle détint le moulin de Domecy tout près de son siège, ceux de Malassis et de Brinjame.  L’abbaye de Vézelay : des moulins à vent et des moulins à eau, dont à St-Père le moulin de St-Père et ceux du Val du Poirier, à Asquins celui de ce nom, à Foissy le moulin de Ségland, à Voutenay sur Cure celui de ce village, et le moulin banal dans le gouffre d’Arcy sur Cure, ainsi que la forge du Marot à Asnière qui fut convertie en moulin à grain dès le XVIe siècle (elle était sur un ruisseau affluent de l’Yonne).  Peut-être le fameux chapiteau du « moulin mystique » fut-il inspiré au sculpteur par le fait que l’abbaye possédait des moulins. 

En Nivernais, l’abbaye de Pouques-Lormes posséda le moulin de Charrières, sur Empury, au début de la Brinjame, modeste rivière affluente de la Cure.

Vestiges de l’axe d’un des deux moulins de Charrière

Les seigneurs cèdent les moulins à des roturiers

Très tôt, lorsqu’ils avaient besoin d’argent, les seigneurs se mirent à vendre leurs biens. C’est ainsi que des moulins passèrent peu à peu dans les mains de privés laïcs, en fait assez souvent des bourgeois, des juristes, des hommes d’affaires… Voire des meuniers, en petite quantité. Mais la vente était généralement assortie d’une « rente » ; il s’agissait d’une petite somme que perpétuellement devraient l’acquéreur et ses successeurs.  Par exemple le sieur Moreau-Lautreville bénéficia d’une rente sur le moulin et foulon de la Verdière à Marigny l’Église (AD Nièvre : 1 Q 210). Adhérente à Moulins du Morvan, Francine Béguin a trouvé ceci dans le Bulletin de la Société d’Etudes Avallonnaises de 1911, concernant le moulin de Mongaudier, à Marigny l’Église, et son annexe dite Moulin Nolot. 

1531 le 20.01, Louis de Morin acquiert de Jean Chevillotte, fils d’Huguenin, de Montgaudier le cinquième d’un moulin avec écluse, maison et bief, sur la Cure dit au Busseur, appelé le moulin Naulot, moyennant 15 L. Ce moulin était indivis avec Pierre et Simon Chevillotte qui lui cédèrent leur part le 30.03.1531 pour 40 L, avecJean Chevillotte et ses enfants Toussaint et Philipote qui lui cédèrent leur part le 09.12.1535 pour le même prix et avec Léonard Chevillotte qui lui céda sa part le 05.04.

1535 pour 15 £. NB . cette trouvaille nous livre le nom de ce moulin Naulot, que je n’ai jamais retrouvé après 1562.)1559 Jean de Cullan et Marguerite de Rabutin cèdent à Blaise Viseau et Jeanne de Beauvoisin les droits, part et portion leur revenant du chef de feu Louis de Morin sur le moulin Naulot, lors en ruine, pour 20 L. 1560 : Blaise Voreau, archer de Quarré-les-Tombes, avait épousé Léonarde Chevillotte de Marigny l’Eglise en 1550. Veuf, il se remarie à Jeanne de Beauvoisin, et acquiert le 15.01.1560 de Nanette, fille de feu Nicolas Chevillottele 42eme du moulin de Chevillotte à Montgaudier, lieudit Busâux et le 24.11.1561 un autre 42eme de la même Nanette. 

1562 Il acquiert de Lazare, Jean et Toussaint, fils de feu Benoit Chevillott les 3/4 d’un 15è » du moulin Chevillotte pour, 8 L. Un autre 15è » de Jacob Chevillotte et son fils Guillaume pour 12 L; un autre lseme d’Etiennette Chevillotte, femmede Guillaume Duban pour 10 L; enfin de Jean Duban, de Jacques et Léonard Chevillotte 115 dû moulin en échange des 4/5 de la grange, ouche et aisances de feu Nicolas Chevillotte au même lieu et des ¼ de la maison et du clos dudit défunt.     Comme quoi nos ancêtres étaient forts en maths.  

Dans les années 1780, Louis Jacquet, qui possède le moulin Jamet d’Empury, se définit comme « mugnier et marchand ».   Autre exemple de moulin n’appartenant plus à un noble, à Dun les Places le moulin de Porosse (plus tard Tripier) était possédé par son meunier et assujetti à une rente. Or ce meunier mourut, et sa veuve s’avéra dans l’incapacité de payer la rente : le seigneur s’empara du moulin et le remit en vente à un tiers, pour percevoir son dû au passage.  Dom Bénigne de Farges raconte que l’abbé de Domecy sur Cure autorisa en 1498 la construction du moulin de Brinjame par Jean Ferré, à condition qu’il s’engage à payer perpétuellement « 3 sous de rente et 5 deniers de cens ». Parfois les documents d’autrefois sont assez curieux. Témoin celui-ci, étudié par M. Barbier, descendant du grand-père de l’abbé Baudiau : en 1679, Robert et Claude Ligeron confient le moulin dit des Ligerons, à Gien sur Cure, à leur oncle Mathieu afin de lui fournir « les moyens de pouvoir subsister et empescher qu’il ne tombe tout à fait dans la nécessité », cela par bail de 6 ans, « le moulin dépendant du domaine des Ligerons qu’ils tiennent d’admodiation du sieur Cons Espiard, moyennant le prix et somme de 15 livres par an, se réservant les dits Robert et Claude Ligeron deux moutures franches et l’empoissonnement des étangs ». La mouture franche signifie que Mathieu moudra le blé de ses neveux sans les faire payer. L’admodiation est la location.

Le seigneur propriétaire de moulin Le seigneur pouvait louer le moulin à un homme d’affaire, qui lui le louerait à un meunier. C’est ainsi qu’en 1775, le chevalier de la Rivière loua tous ses biens de Dun les Places dont le moulin du Monta, à Jean Albin de Lagrange, notaire à Lormes. Le dit notaire s’engage à « entretenir les couverts des bâtiments en paille, sauf les bois de charpente, à la charge du seigneur, comme aussi les bois tournants et travaillants des moulins, huilerie et batoirs ». En tant que propriétaire, le seigneur devait assurer le bon état général du moulin, le meunier étant chargé de l’entretien quant à tout défaut consécutif à l’usage normal. Mais il arrivait que le seigneur soit très négligent. Philippe Berte-Langereau a trouvé le constat d’un notaire appelé par le meunier Edme Fournillon au moulin du Chêne, à Empury, sur la Brinjame, appartenant à Millereau (chargé d’affaires des héritiers de Vauban), en 1783. Le meunier se plaint que dans l’état où est l’établissement, il ne lui est pas possible d’honorer son bail. Le fait est, l’état est un tantinet déplorable, par exemple : « dans le dit moulin et huilerie… la planche dudit moulin qui est de griotié ne vaut rien… Dans la maison du moulin … il y a deux solives du plancher qui sont cassées l’une de six pieds l’autre de neuf  pieds et que… sur le grenier n’est pas capable d’y mettre du grain… » Dans « l’écurie des ânes », où il n’y a pas d’auge, les solives sont en si mauvais état que tout s’est effondré. Etc. M. Stainmesse, dans le bulletin n° 9 de l’Académie du Morvan « La terre et seigneurie de Gouloux dans les années 1780 », met en valeur que le sort des meuniers était assez peu enviable. Ils sont assujettis envers le seigneur à des droits très inégaux. Ils doivent en plus de leur tâche meunière assumer des fonctions agricoles sur des terres ingrates. Le meunier de Nataloup est qualifié de « manouvrier ». Les biens personnels des dits meuniers me paraissent dérisoires.

Un bail de meunier en 1731

Je prends pour exemple le bail fait en 1731 concernant le moulin de Montour à Brassy, au tout début du St-Marc, ruisseau affluent de la Cure. Le moulin appartient à un bourgeois qui l’afferme à un « marchand » de Brassy, lequel le loue par bail au meunier Philippe Blandin (dossiers 35J 65 à 70 des Archives départementales) : « Le dit moulin consistant en une roue tournante avec les marteaux à picquer au nombre de deux et tous autres ustensiles moyennant 20 boisseaux de blé seigle et autant avoine, 1 boisseau froment, 2 boisseaux blé noir et 2 poulets payables de 3 mois en 3 mois dont le 1er quartier au 25 novembre prochain… Tiendra un cochon à moitié profit, les bêtes à cornes aussi à moitié profit, le revenu du dit moulin estimé 40 livres. Philippe Blandin a en sa jouissance à tire de cheptel moitié croît et profit une grande torrie pleine, une vache et son suivant femelle pour le prix de 125 livres. » Cela montre qu’outre un loyer imposant d’une part en argent d’autre part en nature, le meunier doit partager les profits qu’il tire de l’élevage de son bétail à moitié avec le propriétaire. A ce propos, le meunier tire finalement un moindre revenu de la mouture en elle même : il se rémunère en retenant  une part de la farine fabriquée (1/16 semble-t-il dans la région) et une autre du son. Mais justement le son, voire la farine obtenue, il s’en sert pour bien nourrir du bétail, et c’est cela qui lui apporte un revenu substanciel. C’est pourquoi à bien des égards on peut soutenir que le meunier est d’abord un éleveur de bétail.

(Les « marteaux à piquer » servent à recreuser les rayons des meules plusieurs fois par an pour qu’ils demeurent efficaces). En outre, à propos du moulin de la Verdière à Marigny l’Église, Baudiau a trouvé trace de cette contrainte de 1535 : « Le meunier Clément Forestier reconnaît qu’il doit moudre tous les grains du château du seigneur de St-Aubin sans prendre de mouture », autrement dit moudre pour le seigneur et ses domestiques sans rémunération.

La Révolution et les moulins dans la vallée de la Cure

A la Révolution de 1789, donc, l’État s’empara de tous les biens d’Eglise  (on les nomma « biens nationaux de première origine »), dont beaucoup de moulins, puis des biens des nobles ayant émigré (« biens nationaux de seconde origine »). La République mit en vente les moulins. Parfois, elle dut faire des réparations avant : par exemple au moulin de Queuson à Marigny l’Église, que je cite à plaisir parce que peu avant la séance d’enchères, il fut la proie d’un incendie. Voici la desription que fit l’expert à l’administration dans un rapport du 15 germinal de l’an II :

« Les murs composant tant le dit moulin que le logement du meunier ne sont presque point endommagés… Les toits ont été entièrement détruits sans qu’aucun de leurs bois puissent servir… la chambre où réside le meunier a été seule préservée de l’incendie ; la meule servant à écraser le grain est tellement calcinée que plusieurs parties se déchache pour peu qu’on la touche ; la meule du dessous ne peut plus servir… Toutes les poutres et rouages du dit moulin sont brûlés, ne valent plus rien. La roue faisant tourner le dit moulin n’a aucun mal mais l’arbre qui la traverse est tellement brûlé dedant le dit moulin qu’il en faut un autre… » Le meunier écrit lui aussi à l’administration : il souhaite que l’on se hâte de réparer, en particulier : « que l’on couvre au-dessus de la chambre qu’il habite… attendu que lorsqu’il pleud la pluye confond ses meubles ». Cela dit, même dans cet état désastreux, le moulin n’en est pas moins estimé 7 000 F , ce qui est élevé dans le Morvan. Au passage, signalons un fait typique du moment : les gestionnaires des moulins confisqués au comte de Chastellux sollicitent l’administration de lui payer les loyers des moulins non en nature comme l’indiquent les contrats mais… en assignats. C’est la sagesse même de leur part, attendu que les assignats sont soumis par une inflation formidable qui en fait diminuer chaque jour la valeur !

Les ventes se firent aux enchères et rapportèrent quelque argent à l’État. Exemples : Notons que rarement un meunier put acquérir le moulin où il travaillait. En effet, le système même des enchères favorisait ceux qui avaient déjà un capital à investir. D’autant plus qu’en général la mise en vente se faisait par masse de plusieurs « articles ». Le vainqueur de l’enchère revendait ensuite chaque « article », bien sûr non sans retenir une bonne plus-value au passage. 

Les dossiers de biens nationaux sont conservées aux Archives Départementales dans la série Q. Ils donnent parfois accès à des descriptions intéressantes, ou aux conditions sociales du meunier (par exemple le montant du loyer qu’il devait au seigneur propriétaire). 

Les moulins et le flottage

Dès que le flottage du bois à destination de Paris fut mis au point, le roi ordonna à tous les riverains des rivières concernées que le jour du grand flot l’eau lui soit réservée. Cela entraîna que les moulins devaient fermer la vanne de leurs biefs, donc subir quelques jours de chômage. Le propriétaire du moulin en était indemnisé, de même qu’il l’était si une « buche » égarée venait abîmer quelque chose au moulin. On note que c’est le propriétaire qui était indemnisé, pas le meunier. Paul Meunier écrit dans « Anecdotes Asquinoises » que le meunier d’Asquins ne pouvait travailler lors du grand flot : « Bien entendu, le gauthier des moulins était ouvert, pas une aiguille n’y restait. Le meunier en chômage assistait à ce cheminement, et comme souvent il y avait encombrement devant les chevalets, il adiait avec son harpon au dégagement…  Les usagers du moulin devaient être prévoyants et moudre assez de grain pour pallier à ce chômage, sinon il fallait aller jusqu’à Marot, commune de Brosses, où un moulin alimenté par un étang pouvait le faire ».

Parmi les incidences du flottage, notons la création du lac des Settons, construit pour le faciliter, achevé en 1858. Cette construction eut deux types de conséquences :

D’abord il noya deux moulins : d’une part le moulin de Cheverny dit aussi Baudiau (qu’avait tenu le grand-père de l’abbé) ; cela inspira un conte à Marie-Louise Degroux publié dans Le Morandiau de Paris d’octobre 1961, d’autre part celui dit de Faye ou La Faye. Ensuite il provoqua des problèmes pour l’alimentation en eau des moulins en aval du barrage, en particulier le premier d’entre eux : Montélesme. Le meunier s’en plaignit à l’administration : c’est en cette occasion que fut dressé ce plan du moulin. Plan du moulin de Montélesme vers 1860 (AD, série S) 

Curieusement, la retenue d’eau (ou non) par le barrage des Settons occasionna des récriminations en 1865 dans une lettre au préfet de l’Yonne… par les meuniers de Sermizelles, Voutenay et St-Moré, donc très loin dans la plaine. Ils reprochaient que pendant l’été le lac retenait trop d’eau, donc diminuait la quantité dont ils pouvaient disposer, ce qui les contraignait parfois au chômage. L’ingénieur des eaux rétorqua qu’en fait les autres mois de l’année le barrage laissait passer une quantité d’eau plus importante, ce qui, selon lui :

« les moulins ont augmenté de valeur d’une manière notable depuis l’année 1858 ». 

Les moulins de la Cure aujourd’hui 

Plus aucun moulin n’est exploité aujourd’hui le long de la Cure. Souvent demeure le bâtiment de l’ancien moulin, entretenu comme une résidence secondaire soignée. Celui de Crottefou (Marigny l’Église) conserve les fenêtres à petits carreaux typiques des années 1900, et une grande roue, superbe, qui cependant n’est pas d’époque. Par contre demeure le barrage d’autrefois.

 « Le moulin de Nataloup » : tel est le titre du roman policier de Pierre Ducroc paru en 1985. 

Quelques moulins sont devenus des piscicultures après l’arrêt de l’exploitation meunière, comme celui du Boutou à Ouroux (la pisciculture n’existe plus), ou celui de Talat à Brassy, qui continue d’avoir un bon succès populaire. 

M. Jérôme Amiet a mis l’ancien moulin de Chalaux au centre du grand dispositif touristique qu’il s’efforce de développer autour du pont de cette commune bien connu des amateurs de canoé-kayak. 

dessin du Moulon de Chalaux par Madame Moulin

Un beau moulin peut devenir un gîte rural : c’est le cas de celui d’Arcy sur Cure, qui fait grand avec un bon nombre de pièces.

Mme Guénot, veuve du dernier meunier de St-André, a exprimé sa nostalgie.

LE VIEUX MOULIN- DE ST ANDRE en MORVAN

(sonnet)

Il git les pieds dans 1’eau notre bon vieux Moulin

C’était un grand ami des rives âe la CURE.

O! Triste. Souvenir, empreint de déchirure

Âuj ourd’ hui suranné… ne moudra plus le grain.

Un plaisir sans pareil marquait pour toùt refrain 

Le tic-tac désuet au sein de la nature.

Combien nous l’aimions cette noble figure 

Qui ne put échapper aux affres du destin.

Quel désarroi profond, après un long voyage 

La. roua édénienne à 1′ affût d un mirage 

Déverse son chagrin, qu’emporte le courant..

Et, la flamme s’éteint quand l’âme est endeuillée 

Par ce bonheur perdu, dans un site charmant 

L’hirondelle en secret. . . s’est enfuie… éplorée…

Hélène Guenot, 1991

 

Annexes

La crue de la Cure en 1910

En 1910 les fameuses inondations frappent aussi les riverains de la Cure, dont à Marigny l’Église le moulin de La Verdière et les deux de Courotte tous contraints au chômage, mais où en plus surgit un incroyable litige. Après une première déclaration de dégâts rapide en guise de demande de secours, le 18 février M. Bonin, meunier, qui fait commerce de grains et farines au moulin de Courotte rive gauche, dresse un état plus précis dans une lettre au préfet (dossier M1759 des Archives Départementales). Quelques extraits de sa lettre, dont on remarque la modestie de l’en-tête :

« J’ai tout lieu de craindre une aggravation en ce qui concerne la solidité même des murs de mon moulin ; les eaux me semblent avoir ruiné souterrainement les fondations de mes bâtiments ; j’ai remarqué des fuites d’eaux et des fissures qui n’existaient pas au moment de ma demande ; il est donc à craindre que, dans un temps plus ou moins rapproché, ces fissures n’amènent un fort fléchissement et peut-être la chute, au moins partielle, de mes constructions…

Les chemins vicinaux (tenant ou aboutissant soit à mon moulin, soit aux ponts de Courotte et de La Verdière) sont absolument défoncés, encombrés et impraticables par suite du ravinement des eaux : il me faut un attelage double pour sortir de toutes ces ornières, ce qui nécessite soit un cheval de renfort, d’où dépense supplémentaire pour moi, soit un doublement de mon attelage ordinaire, d’où perte de rendement de chevaux et d’hommes, par suite justement dudit doublement.

Ces pertes que je subis tous les jours ne cesseront qu’après la mise en état de viabilité des susdits chemins : or, actuellement, il ne faut pas, je crois, songer à cette heureuse éventualité. »

Dans une autre lettre au Préfet, du 3 mars, il dresse un état plus précis : 

1) pertes mobilières : 1292 F (il y inclut le linge et la literie qui ont été emportés dans l’habitation, la désinfection « des appartements du rez-de-chaussée » et des granges et écuries, le blé et les fourrages et les graines fourragéres avariés ou entraînés par les eaux, le son perdu, les volailles et les lapins d’élevage perdus, le matériel détérioré, l’envahissement des jardins et des prairies par des sables et gravats qui risquent de les rendre improductifs).

2) pertes immobilières : 630 F (fléchissement des fondations du moulin à réparer, reconstruction de l’écluse et du canal de fuite, ainsi que du barrage de protection, clôtures perdues)

3) chômage du moulin : 966 F (impossibilité de livrer des marchandises à des dates prévues contractuellement, 8 jours sans travail pendant la crue puis plusieurs après la crue puis plusieurs encore pour les réparations (360 F), mobilisation pour réparer du patron, de son fils « aide-meunier », du « garçon-meunier-voiturier embauché au mois, et d’un aide-commis embauché à l’année ». Le coût de cette mobilisation est évalué à 160 F par M. Bonin pour lui-même, et 48 F pour chacun des trois adjoints.

Or non seulement la Préfecture ne lui accorde que 109,98 F, mais en plus le maire estime qu’un citoyen de Marigny a été « oublié » par la commission qui répartit les secours et le sert en puisant sur les dits 109,98 F. Bonin fait intervenir un ami, M. Dautel, de Versailles, qui écrit au préfet pour qu’il rappelle « au maire de Marigny qu’il outrepasse ses droits et surtout ses devoirs d’administrateur municipal, en retenant illégalement une somme n’appartenant pas à la commune et dont il n’a qu’à assurer la remise à son véritable destinataire. »

NB : ce n’est pas la première fois que le site de Courotte est victime d’une crue furieuse de la Cure. L’abbé Henry raconte qu’un jour un enfant né au moulin sis rive droite ne put être baptisé à Marigny parce que la rivière était impossible à franchir. On dut demander une dérogation pour qu’il puisse être baptisé à Quarré les Tombes.

Une famille de meuniers typique du Morvan : Les Loriot

Les Loriot se sont illustrés au moulin de Saloué, sur le St-Marc à Dun-les-Places. 

Le moulin apparaît dans un document de 1780, lorsque son meunier est témoin d’un mariage. La Révolution reçoit un accueil très favorable du meunier de Saloué puisqu’il grave sur la meule à huile dormante sans doute posée cette année-là: « An IV de la Liberté ».

Sur le plan cadastral dressé en 1843, Saloué est un des 8 moulins en activité à Dun-les-Places, et le plus proche et le plus facile d’accès depuis le bourg. Il est donc possédé et tenu par les Loriot en ces années 1850. II est d’un plan à peu près semblable à l’actuel (seulement allongé depuis). La pièce d’habitation compte environ 30 m2. Toute la famille y vit, mais c’est courant à l’époque ; seul confort : le sol couvert de tomettes, qui existe encore aujourd’hui. La partie travaillante est déjà couverte d’ardoise, m’a dit M. Laborde, mais pas la partie habitation, hélas encore à chaume.

Or, un jour funeste de 1857, le feu prend, et au moment où la meunière veut sauver ses poules, un tas de paille en flamme lui tombe dessus, ce dont elle meurt. Déjà veuve d’Augustin Loriot depuis 1843, elle laisse deux enfants mineurs, dont Léonard, arrière-grand-père de notre ami M. Laborde, n’a que 16 ans : le moulin va être provisoirement géré par le meunier Edme Riollé. Mais dans la famille on est tenace, et on est meunier depuis semble-t-il des générations (avant Saloué, les Loriot était au moulin du Bouquin, toujours à Dun-les-Places, mais qui dès 1843 n’existait plus). On commence par réparer petit à petit.

Décrit comme « en mauvais état » par le contrôleur des impôts de 1850, avec 2 pièces et une roue à l’intérieur, une seule paire de meules, il n’est estimé que 2 600 F et ne rapporte à la famille Loriot que 260 F par an (bail de Riollé). C’est le plus mal loti de tous les moulins de Dun-les-Places, tous mieux appréciés que lui (sauf Railly : 2 600 F aussi): Les Guittes 3 200 F, les Bruyères 3 500 F, Le Montai 4 000 F, Tripier 4 200 F (il est vrai que la valeur des moulins des Bruyères et du Rêve n’est pas citée).

II y a 6 habitants au moulin en 1860, et la roue est à l’intérieur du moulin. La valeur du moulin passe à 2 800 F , mais nouvelle difficulté: à l’époque, on fait son service militaire ou non au gré d’un tirage au sort; et Léonard Loriot, propriétaire du moulin, n’y a pas de chance. Plutôt que de partir, il s’achète un « remplaçant », peut-être à l’aide d’un emprunt. Car cela l’oblige à trouver une somme importante. Pour cela sa femme et lui s’engagent comme domestiques à Paris chez des nobles (les Mortemart, les La Rochefoucault … ), louant le moulin au frère aîné de Léonard. Cependant la réussite va être au bout. Le pécule patiemment amassé va servir à financer la grande modernisation de 1884, notamment l’allongement du bâtiment, et aussi l’étage supplémentaire qu’on aperçoit encore tel quel ; en passant, on peut déduire que ces lucarnes qui chevauchent la limite entre la façade et le toit, qu’on rencontre ici et là dans la Nièvre, l’Yonne, le Loiret, l’Allier, c’est une mode de cette époque-là.

L’huilerie, créée entre temps mais qui chômait depuis au moins 1880, est démolie. L’étage supplémentaire permet l’installation d’un bluterie performante et d’élévateurs. On peut penser que c’est à l’époque que la roue est placée à l’extérieur du bâtiment. En 1908, Charles Loriot, fils de Léonard, qui comme lui avec sa femme s’est placé quelques années comme domestique à Paris, équipe son moulin d’appareils à cylindres et de 3 bluteries (la famille est alors assez prospère pour posséder un autre petit moulin au Pré-Nolot). Le revenu fiscal net total est estimé en 1910 à 774 F, ce qui est désormais mieux que tous les voisins: Tripier 265, Le Montai 381 F Raily 360 F, Les Guittes 246 F. Les Bruyères étant en ruines depuis 1890. Évolution de la capacité quotidienne de production: 1 quintal en 1900, 10 en 1917, 5 en 1926, 12 en 1938. Le moulin s’équipe d’un plansichter.

Les Loriot conservent une tradition: ils prélèvent une part de la farine produite pour se nourrir eux-mêmes, bien sûr, mais surtout pour élever du bétail, ce dont ils tirent l’essentiel de leur revenu. On voit encore au moulin le chariot qui permettait de transporter les veaux et porcs gras au marché pour les vendre.

Les Loriot modernisent en permanence. En 1929, leur voisin Philippe Garnier, meunier du Montal et bricoleur de génie, leur pose la petite roue qui va donner de l’électricité, et en 1931 Félix Laborde, gendre du dernier meunier Loriot de Saloué, achète la roue en fer du moulin des Chailloux à Champeau dit aussi St-Léger-de-Fourche, en Morvan de Côte-d’Or, cela 5 000 F; c’est la grande roue encore visible, qui avait été fabriquée à Autun par une entreprise Carné. Elle remplace une roue en bois. Le revenu fiscal net passe de 474 F en 1926 à 755 F en 1943. Un bon résultat par rapport aux autres moulins du Morvan de l’époque; il n’y en a plus que deux autres à Dun-les-Places travaillant le grain : Railly (620 en 1943) et Le Plateau qui passe de 588 F en 1926 à 1 325 F en 1943, il est vrai en s’étant diversifié à l’extrême. Mais ces deux derniers ne travailleront guère au-delà de 1945.

L’activité meunière cesse en 1951 à Saloué. La petite roue de Philippe Garnier, qui produira de l’électricité jusqu’en 1962, existe encore.

Le moulin  plus que moderne des frères Montillot

Un moulin imaginaire naquit dans un prétendu site de Malavaux, en amont de Grosse, donc très haut sur la Cure, avant même le lac des Settons.

La Médiathèque municipale de Nevers a un jour présenté une exposition « Les auteurs nivernais de 1815 à 1914 » consacrées aux écrivains oubliés tels Louis Montillot.

Le beau dessin ci-joint d’un moulin typiquement morvandiau; avec sa petite fenêtre et sa lucarne, est tiré d’un curieux roman que Louis et Just-Marie-Nicolas Montillot ont publié en 1893 : « La Maison électrique » Le livre qui lui sert de catalogue, publié par la Société académique du Nivernais, précise que le livre est conservé à la Médiathèque, numéro 2 N 1809.

Les Montillot étaient fils du greffier en chef du tribunal de Château-Chinon, où Louis est né en 1840; ils étaient devenus des ingénieurs télégraphistes.

Le roman

Un résumé du roman et une étude de l’oeuvre des Montillot sont parues, sous la signature de Catherine Magnien, dans un numéro spécial du Bulletin d’histoire de l’Électricité de juin 1999, publié par l’Association pour l’histoire de l’électricité en France.

« La Maison électrique » a pour héros un M. Vallet fort imaginatif et doué, qui déclare : « Il n’y a rien ici de mystérieux, en vérité ; j’avais besoin, pour arriver à mes fins, d’une force motrice, je l’ai trouvée dans une chute d’eau qui alimente le petit moulin que je possède non loin d’ici. « … « Et si Vallet se désole de ne pouvoir faucher électriquement sa propriété trop morcelée, il éclaire néanmoins les travaux nocturnes avec des régulateurs à arc, blute aux Malavaux sa farine, tond ses moutons, bride les chevaux récalcitrants, rassemble ses abeilles, rouit son chanvre et couve ses oeufs, tout cela à l’électricité.« 

Le moulin des Malavaux est ainsi décrit: « Un vaste hall, bien éclairé, bien ventilé, dans lequel tournaient des machines… Qui les faisait tourner, ces machines? La chute d’eau et une turbine… Une roue d’angle, montée sur l’axe vertical de la turbine, transmettait le mouvement à un grand arbre horizontal en acier sur lequet étaient placées des poulies de différentes grandeurs… « L’eau courante à- volonté provient d’un réservoir situé sur le toit qui s’emplit automatiquement grâce à une pompe électrique. Électriques aussi l’éclairage avec ses lampes à incandescence, les système de sonnerie d’appel des domestiques, d’alarme anti-vol, d’avertisseur d’incendie et de verrouillage de sûreté de la grande porte d’entrée ; électriques la girouette avec son cadran indicateur, l’horlogerie, le chauffage central avec son poêle Giraud thermoélectrique, le chauffage par rayonnement des appartements de Catherine et des cabinets de toilette, les fers à repasser, la machine à coudre, les chaufferettes, les fers à frisés, le cire-bottes, l’ascenseur, une cuisinière boudée par la cuisinière, le système de réfrigération Dewey, sans oublier des gadgets comme le porte-plume et l’allume-cigares et des perfectionnements tels que l’appareil à désaigrir les vins.« 

Drôlement prémonitoire, pour 1893!

Mais ce moulin des Malavaux ?

Les auteurs ont, comme le montre la carte jointe au roman, situé le moulin des Malavaux à Grosse, sur la Cure, juste avant le début du Lac des Settons, tout de suite en amont de l’actuel « Pont de l’Arpent ». On peut admettre qu’ils ont purement et simplement inventé un moulin à cet endroit. Mais je suis intrigué : la carte me montre bien un cours d’eau en ligne droite puisant de l’eau dans la Cure et un ruisseau affluent; il y a donc bien eu creusement d’un canal de main d’homme. Y aurait-il eu ici un moulin bien avant la création du lac des Settons, dont des vieux du pays rencontrés par Montillot auraient pu conserver le souvenir?

Les Malavaux, ce ne peut être ni le moulin Baudiau, à Cheverny, noyé par les Settons en 1858 donc qui n’existait plus en 1893, ni le moulin de Chaumont, dont je viens de découvrir qu’il a existé sur la Cure au XVIIlème siècle, mais qui était plutôt situé sur Planchez, plus en amont.

Reste surtout le dessin : il est trop précis pour qu’un vrai moulin du Morvan ne l’ait pas inspiré. Mais lequel ?

Corot a-t-il peint un moulin dans le Morvan ?

Le grand peintre Jean-Baptiste Corot est venu quelques fois dans le Morvan, de 1842 à 1848, voir sa sœur qui avait épousé un notable de St-André en Morvan. On lui doit notamment un très beau tableau montrant l’église de St-André : au premier plan, un homme assez bien habillé, qu’on peut imaginer comme un paysan parvenu à un certain niveau de prospérité, a l’air de faire des reproches à une pauvre fille, sans doute la bergère de son troupeau.

Corot a logé à St-André chez le meunier Robin, qui tenait alors l’important moulin dont les bâtiments subsistent, près du pont sur la Cure. Manque de chance pour nous il ne l’a pas portraituré, ni son meunier, qui paraît-il aurait refusé d’être peint alors que l’artiste le trouvait admirable sur son âne.

Corot a peint volontiers des moulins dans plusieurs contrées de France. Il en a présenté notamment un, à eau, sans préciser de quelle région. Philippe Berte-Langereau a bien examiné le tableau, mais aussi un site de St-André : celui de l’ancien moulin du Saloir, situé sur le ruisseau du même nom, lequel sert de « frontière » entre les communes de St-André et de Chastellux, donc aussi entre l’Yonne et la Nièvre. Il reste sur place quelques pierres qui permettent de distinguer où était le moulin, et en amont la digue de son étang, toute de bonne pierre. Philippe a pu déterminer où Corot a dû poser le chevalet. Rappelons en passant qu’à l’époque, c’était tout nouveau qu’un peintre s’installe ainsi dans la nature, on disait pour peindre « sur le motif ». Philippe a développé son hypothèse dans le numéro des Annales des Pays Nivernais consacré aux séjours de Corot dans le Morvan, et dans un roman où il met en scène le grand artiste, toujours lors d’un de ses séjours à St-André. Je rejoins totalement Philippe dans son idée que le tableau a été peint ici.

Toutefois, M. Jean-Louis Balleret, dans son livre sur les peintres non nivernais qui ont peint dans la Nièvre « De Corot à Balthus » situe plutôt le dit chef-d’oeuvre en Auvergne, sur la base de ce qu’il aurait été achevé à une date où Corot ne venait plus dans le Morvan. Je me bornerai à observer que les peintres « sur le motif » ne pouvaient pas nécessairement achever sur place le tableau ; en général ils le retouchaient en atelier avant de l’estimer digne d’être proposé au public. On ne peut donc exclure que Corot ait ainsi gardé quelques temps un tableau fait dans le Morvan.

Je continue donc de soutenir l’hypothèse de Philippe.

Le 29 mai 1991, le Journal du Centre a publié un assez grand article sur St-André en Morvan et « les séjours du peintre Corot », où il a repris l’anecdote du meunier Robin.

Le moulin du Saut de Gouloux fut le plus photographié du Morvan

En effet, il a donné lieu à un grand nombre de cartes postales du début du XXe siècle. Il faut dire qu’il était très photogénique, par son style sans doute, par le fait qu’il avait deux roues, et par la proximité avec la cascade, même si celle-ci avait été abaissée quelque peu pour que les troncs d’arbres transportés par le ruisseau, le Bridier,  cessent de se casser, ce qui déplaisait aux exploitants du flottage.

La célébrité du moulin du Saut a commencé peu après son achèvement. L’autorisation de le construire avait été demandée en 1807, mais il n’est qu’en cours d’édification en  1839 ; il inspire alors le notable Dupin, qui, ayant évoqué les cascades, il ajoute : « Au pied de l’une d’elles on construit en ce moment une fort belle usine (un moulin mécanique) qui sera très utile dans cette contrée. » Le problème est cependant l’équivoque de cette trop flatteuse phrase dudit Dupin, notable donc très associé au développement du flottage, qui écrit plus tard dans son livre « Le Morvan » de 1853 : « En construisant l’étang des Settons, on détruira les deux mauvais moulins de Chevigny et de Lafaye ; mais ils se trouvent déjà remplacés avec avantage par le beau moulin mécanique établi depuis quelques années au saut de Gouloux ». 

Or, comment le contrôleur des patentes industrielles de 1850 le décrit-il, le moulin du Saut ? Une roue à augets (donc encore une seule), une puissance de 4 cv, 2 paires de meules, deux chambres et « un petit magasin ». S’il est réputé « mécanique », c’est que le moulin du Saut est bâti à l’anglaise, avec des élévateurs qui ramènent plusieurs fois la farine entre les meules. Pourtant, le contrôleur l’évalue à 4 500 F. C’est plutôt bien dans le haut Morvan, mais sans plus. Le moulin Baudiau à Cheverny est évalué de même, seul celui de Lafaye paraissant de moindre valeur.

Donc une seule roue. Les matrices cadastrales indiquent qu’au début des années 1880 Jean Gadrey, propriétaire, qui était déjà meunier ici en 1869, opère des modernisations. C’est son successeur Jean Marie Guyollot, également propriétaire et meunier, qui en 1892 construit l’huilerie (donc la petite roue qui l’anime). Curieusement, les Guyollot vendent le grand moulin à un sieur Rollot, mais le récupèrent bientôt. Le revenu fiscal net du beau moulin est intéressant : 970 F pour le moulin à farine, 66,65 F pour l’huilerie. Cependant, la capacité quotidienne de production de farine se monte en 1900 à 10 quintaux, ce qui est remarquable en haut Morvan. Pourtant, en 1910, les affaires s’avèrent moins brillantes : le revenu fiscal net est tombé à 192 F pour le moulin à blé et 48 F à l’huilerie (aurait-il été abîmé par la crue catastrophique de la Cure?). 

Dès 1917 le grand moulin est réputé ne plus exister : on voit même paraître des cartes postales montrant la grande cascade, mais à côté un moulin dépouillé de ses deux roues. Il est alors question de créer ici un grand site hydroélectrique. C’est ainsi qu’une société Delandre et Cie, de Seine et Marne, s’empare des lieux en 1920, puis la Compagnie Electrique de la Grosne en 1936. Il est alors question de noyer toute une partie de la vallée, ce qui ne risque cependant pas de recueillir une vive approbation dans le secteur. Le fait est : rien n’aboutit. Bien plus tard, le Conseil Général de la Nièvre acquiert le site. Il envisage en 1988 de reconstruire le moulin. Il charge l’architecte Benoît Delarozière d’étudier le projet ; c’est lui qui dresse le plan que voici, annoncé par un article dans La Montagne, alors un des deux quotidiens de la Nièvre, 12 novembre 1989. Noëlle Renault, Philippe Berte-Langereau et moi-même participons à une réunion à ce sujet comme dirigeants de l’association Moulins du Morvan. Mais le projet de reconstruire le moulin sera abandonné ; les débats ont cependant abouti à une bonne remise en état du site, la pause d’un panneau explicatif et la construction d’une auberge qui depuis est l’été bien prisée par les touristes.

L’inauguration du lac des Settons  en 1858

Je viens d’évoquer incidemment le moulin Baudiau de Chevigny, qui disparaît noyé par les eaux du lac des Settons. Dans ses numéros des 15 et 18 mai 1858, le Journal de la Nièvre raconte l’inauguration du barrage des Settons, à Montsauche. Oh! Il se contente, après une énumération des personnalités présentes, de reproduire les lourds discours qui ont dû assommer la malheureuse assistance. Les orateurs sont le Préfet, l’ingénieur en chef des travaux, et l’abbé Cortet, « vicaire général », et à ce titre remplaçant l’évêque, malade. Cortet présente l’avantage qu’il est du coin (sa famille possède des biens importants du côté d‘Alligny en Morvan). Mais en passant je remarque ceci : contrairement à une légende bien répandue, l’abbé Baudiau, que bientôt rendra célèbre la publication de son énorme ouvrage sur le Morvan, ne prend nullement la parole : il n’est même pas sur la liste des présents (en effet : il est curé de Dun les Places, pas de Montsauche), même s‘il aurait pu y être invité, comme voisin, et aussi parce que c’était le moulin de sa famille. Le lac noie les derniers vestiges de ce moulin, ainsi que ceux du moulin de La Faye.

Plan des Settons (avec les limites du lac)

Préparant son excellent ouvrage « Le lac des Settons. Son histoire d’hier à … demain », Janine Bardonnet m’a fait savoir qu’elle recherchait des informations sur les moulins noyés. C’est avec plaisir que je les lui ai fournies. Mme Bardonnet me cite, notamment à propos de la valeur des moulins : 4 000 F pour le moulin de Cheverny (donc à peine moins que celui du Saut de Gouloux) et 2 800 F pour celui de la Faye. Que j’ajoute ici quelques précisions trouvées surtout dans les relevés de patentes industrielles de 1850 :

– Situé sur Moux, le moulin Baudiau de Chevigny avait donc été tenu par le grand-père de notre célèbre abbé historien ; le dit grand-père, né vers 1777, en était devenu le meunier en 1827 (trouvaille de son descendant M. Barbier).  En 1850, il avait une seule paire de meules, chambre, grange et écurie ; il avait assez d’eau pour ne jamais chômer. Il était tenu par un meunier nommé Baudiau, mais j’ignore son degré de parenté avec l’abbé.

– Situé sur Montsauche, le moulin de la Faye ou du Port de la Faye (port parce qu’on devait y entasser du bois pour le flottage), me paraît plutôt avoir été créé pour bénéficier des eaux du modeste ruisseau du Lyonnet (écrit aussi autrefois Launay), mais le plan cadastral de 1842 me donne l’impression qu’un bief le renforçait d’eau de la Cure mais le document fiscal de 1850 ne parle que d’un bief prenant des eaux au Lyonnet. Il avait une seule paire de meules, et disposait d’une seule pièce d’environ 20 m² « servant de maison ». Ce moulin était dit aussi « moulin des Branlasses », nom que porte aujourd’hui la base nautique.

Mme Bardonnet a joint un document intéressant : la fiche descriptive du moulin Baudiau établie en vue de son expropriation.

Le seul intérêt de ces discours est d’y apprendre ceci : le barrage a été construit suite à une loi du 31 mai 1846, « affectant une somme de 6 500 000 F » à sa réalisation ; en fait il ne coûtera « que » 1 million 250 000 F, somme cependant à l’époque vertigineuse . Les travaux ont commencé en 1855 : ils n’ont donc duré que 3 ans.  Le lac couvre 400 hectares et, à plein, contiendra 8 millions de m3 d’eau. Le barrage, « fondé en granit », est haut de 20 m. L’épaisseur au sommet est de 4,90 m et à la base de 11,40 m. Elle sera renforcée avant la fin du siècle (voir aussi livre de Jeannine Bardonnet sur l’histoire des Settons).

Lebeau, assassin du meunier de Montbez, “effroi” du haut Morvan

Dans son grand ouvrage sur le Morvan, l’abbé Baudiau évoque rarement ses contemporains. Il fait une exception à la fin de son chapitre sur Gouloux, en un court libellé qu’il convient d’apprécier : “Un jeune bandit, nommé Lebeau, coupable d’assassinat sur la personne du meunier de Montbez, son ancien maître, fut, pendant plusieurs mois, l’effroi de Gouloux et des communes voisines. Saisi enfin, en février 1853, la justice lui demanda un compte sévère de sa conduite sauvage. L’immoralité, comme cela arrive souvent, fut le principe de ses excès”. Le bon abbé, qui au moment des faits était curé de Dun les Places, commune voisine de Gouloux, publie cela en 1864. Voyons ce que dit la presse de l’époque, en l’occurrence Le Journal de la Nièvre, au demeurant tout aussi pudibond que notre excellent abbé.

Le premier article paraît le 8 janvier : “Le 29 décembre dernier, un assassinat a été commis sur la personne du sieur Picoche, meûnier à Gouloux, canton de Montsauche. Cet homme, dont l’habitation est isolée, se chauffait à son foyer lorsqu’il a été atteint à la tête par un coup de feu tiré presqu’à bout portant et qui l’a étendu raide mort. Déjà, dès le 13 juillet dernier, une première tentative d’assassinat avait été dirigée contre Picoche, et les présomptions les plus graves avaient plané sur un nommé Lebeau, son ancien domestique, qu’on accusait publiquement d’entretenir des relations coupables avec la femme Picoche. Cette fois encore les soupçons se portent sur le même individu que, jusqu’ici, la justice n’a pu atteindre. La femme Picoche est arrêtée sous l’inculpation de complicité.” (Réellement le meurtre a été commis au moulin et non à la maison du meunier dont il était isolé ; en fait de “se chauffer” Picoche travaillait).

François Lebeau capturé, la veuve Marguerite Picoche et lui comparaissent aux assises de la Nièvre à Nevers dès le 23 mai (ce dont rend compte le Journal de la Nièvre en 3 fois à partir du 26, cela dans d’énormes articles, d‘une longueur fort inhabituelle). On est descendu en masse du haut Morvan pour y assister, d’autant plus qu’au moins 100 témoins sont convoqués : “Longtemps avant l’ouverture de l’audience, les abords du palais sont assiégés par une foule considérable… Dès que les portes sont ouvertes, les premiers arrivés se précipitent, et les agents de police ont beaucoup de peine à maintenir l’ordre parmi ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui s’entassent dans l’auditoire, au risque d’y étouffer.” Près de 100 km à couvrir sans doute à pied, ça n’a pas rebuté tous ces gens.

Un peu d’humour noir pour commencer : “Dans l’enceinte du prétoire se trouve une table sur laquelle sont étalées les nombreuses pièces de ce procès criminel. Parmi ces pièces, on remarque le crâne de la victime, sur lequel on voit l’empreinte profonde qu’y a laissée, lors du premier assassinat, une énorme pierre dont le poids n’est pas moindre de 16 kg, et qui se trouve également sur la table…” Donc on a décapité la victime et on lui a rasé et évidé la tête pour mieux la présenter comme pièce à conviction . On remarque aussi que l’auteur de l’article parle de “premier assassinat” à propos de la tentative du 13 juillet, commise à l’aide d’une pierre, et qui n’avait pas généré mort d’homme : en somme dans son esprit on pouvait être “assassiné” plusieurs fois.

Les accusés apparaissent. “Lebeau, dit Mimi, est un homme de 25 ans, d’une stature peu élevée, mais d’une constitution qui parait extrêmement robuste. Ses larges épaules, sa poitrine bien développée, ses bras musculeux, tout annonce chez lui une force peu commune, et explique les précautions dont on use à son égard dans le trajet de la prison au palais. Sa physionomie est fort mobile ; il promène des regards assurés sur l’auditoire, et il parait peu préoccupé des graves débats qui vont s’ouvrir, comme s’il devait y rester étranger… Son insensibilité ne se dément pas un seul instant. Seulement, de temps à autre, pour qui l’observe avec soin, un éclair sinistre parait jaillir de ses yeux, quand, vivement serré par une objection à laquelle il lui est difficile de répondre, il pressent le danger de la réponse qu’il va faire. Son attitude, du reste, annonce un caractère énergique, et son langage est beaucoup plus soigné, plus clair, plus net que celui des paysans du Morvand”. 

“La femme Picoche est d’une taille ordinaire ; sa figure est commune, son teint fort brun ; sa bouche est grande et ses lèvres sont d’une épaisseur remarquable. Elle est vêtue de noir… Ses cheveux noirs, ses sourcils épais, son teint noir rendent ses traits assez durs. Son regard, lorsqu’il vient à être excité par quelque incident, révèle seul l’existence des passions désordonnées que lui reproche l’accusation. Son accent, son idiôme sont tout à fait morvandeaux. On a quelquefois de la difficulté à saisir le sens de ses paroles.”

Mariée depuis 13 ans à César Picoche, à qui elle a donné deux enfants, Marguerite est présentée comme vivant dans une “certaine aisance”. Qu’en est-il? César Picoche est propriétaire de son moulin et de quelques terres, bon : mais ce n’est qu’un petit moulin, d’une seule paire de meules, un des derniers du Morvan bâtis en terre et non en pierre, de faible revenu car difficilement accessible même aux bêtes de bât, d’ailleurs évalué à peine 2 200 F par le contrôleur des impôts, ce qui en fait un des plus faibles du haut Morvan (dossier P des patentes industrielles des Archives Départementales de la Nièvre). 

L’auteur de l’article prend une posture très moraliste pour tracer le portrait de la victime et de sa femme : “César Picoche passait pour un homme vif, mais très obligeant, inoffensif et généralement aimé de tous ceux qui se trouvaient en relation d’affaire avec lui ; mais sa femme n’inspirait que du dégoût aux honnêtes gens du pays. Le femme Picoche, entièrement abandonnée au cynisme de ses passions désordonnées, n’avait qu’une pensée, ne formait qu’un voeu, c’était de se débarrasser de son mari pour vivre à son aise avec son ancien domestique Lebeau.” Le procès commence à peine : ce journaliste pudibond est déjà sûr de tout savoir, notamment de l‘opinion des voisins sur Marguerite (que rien au procès, je vous le confie déjà, ne viendra confirmer). La motivation de Lebeau ? Pour l’écrivassier ça tombe sous le sens : en épousant la veuve “Il aurait eu 4 vaches dans son bien”. Le beau pactole en effet! La plume de l’auteur se cabrerait s’il osait seulement envisager que Lebeau soit amoureux.

Ensuite, Mesdames et Messieurs, le récit vire quasiment au pornographique : “Dès l’entrée de Lebeau au domaine du Petit-Montbée, les familiarités ont commencé entre la maîtresse et le domestique ; elle se faisait tirer les bas par ce dernier et lui reprochait ne pas lui gratter les jambes.” Et même “les enfants du village” les ont vus un jour assis devant la cheminée, “Lebeau ayant une main passée au cou de la femme et l’autre sous ses jupons”. Les enfants : autant en 1854 qu’aujourd’hui un témoignage qu’on s’attache à retenir!

L’article fait état de propos menaçants de Lebeau envers Picoche, à qui il aurait même donné un coup de pied douloureux. Le père de l’épouse, Trouillet, aurait soutenu Lebeau dans son entreprise de la détourner de ses devoirs. Finalement Picoche a mis Lebeau à la porte au mois de mars 1853, suite à quoi Madame “versa beaucoup de larmes”.

Bien sûr il est revenu, Lebeau, notamment certaines nuits où Picoche était absent. Une domestique l’a reconnu dans l‘obscurité, à la calotte qu’il portait généralement. Il a même été reçu par Madame en la chambre conjugale, assure-t-on.

Puis est survenu l’attentat du 26 juillet (et non du 13). César Picoche venait de partir pour la foire de Château-Chinon ; à 3 km de sa demeure il tomba “dans l’affreuse embûche qu’un assassin, qui l’attendait au pied d’un échalier, avait dressée sur son chemin”. Ici encore une surprise ; “On a recueilli, dans un champ voisin du théâtre du crime, le bâton dont s’était sans doute servi le meurtrier pour assommer sa victime, et de plus une paire de sabots” l’instrument n’est donc plus la pierre de 16 kg? Toutefois le sabotier reconnaitra en ces sabots ceux qu’il a fabriqués pour Lebeau, et la seule personne qui savait à quelle heure et par quel chemin partirait le meunier, c’était sa femme.

Ensuite Lebeau se cache dans les bois… non loin du domicile des Picoche, puisqu’il appert que Marguerite lui fait passer de la nourriture : “Pour l’assassin de son mari, elle faisait du pain à part et de meilleure qualité ; elle faisait cuire de ce pain jusque chez les voisins. On trouva du pain caché au pied de son lit et enveloppé dans une besace… La femme Picoche sortait plus fréquemment le soir, surtout quand il faisait clair de lune. Elle faisait entendre un signal qui consistait à tousser trois fois ; c’était sans doute le signal convenu”. Pas trop scandalisés, les voisins.

Un petit retour à l’affirmation de Baudiau sur “l’effroi” inspiré par Lebeau : “Dans une maison où Lebeau se réfugiait assez fréquemment, il montra du pain et du lard qu’il tenait, disait-il, de la femme Picoche”. Comme il est saisi d’effroi, l’occupant de la dite maison!

Des amis préviennent Picoche qu’il est menacé, lui conseillent de fuir, quitte à laisser tomber sa femme, mais il renâcle. La quitter? (le journal est trop pudique en cette époque pudibonde pour écrire le mot “divorcer”, tant cette pratique, quoique légale, demeure mal perçue du peuple d’autant plus que combattue par l‘Eglise). Il répond qu’il se ruinerait en frais de justice! Pourtant il s’y décide à la mi-décembre. Il va affermer son moulin et ses terres, et partir travailler ailleurs (à Saulieu semble-t-il) en amenant les enfants. Le décisif 30 décembre, au moulin du Petit-Montbée, vers 3 heures de l’après-midi, devant un témoin il dit à sa femme qu’il va aller voir le juge de paix de Château-Chinon pour lancer la procédure de “séparation” . Elle est furieuse : elle lui lance un marteau. Elle s’en va. A 5 heures, Picoche est seul au moulin. A la maison, au domestique, elle dit “Tiens, mon mari est bien méchant, mais je voudrais être morte avant lui”, ce que le journal suggère comme une comédie. Puis, la nuit tombée, elle reste plusieurs minutes dehors, et on voit apparaître Lebeau, qu’on reconnait à sa calotte, et qui s’approche jusqu’au puits. Quel signe lui fait-elle?

Alors, nous voici comme dans un bon film policier. “Bientôt on le vit se glisser dans l’ombre et descendre vers le moulin du Petit Montbée. Il était alors 8 heures et demie. A 9 heures ou 9 heures et demie, un coup de fusil retentit dans la vallée de Montbée. La détonation était forte comme celle d’une mine. Un sinistre pressentiment s’empara de ceux des habitants de la vallée qui l’entendirent. Picoche était mort ; ce fut la domestique de la maison qui vint apporter cette triste nouvelle au domaine. Cette fille, en cherchant un âne égaré, s’aperçut en passant devant le moulin que la fenêtre était brisée. Elle entra ; le moulin n’allait plus ; la lumière était éteinte ; son malheureux maître gisait baigné dans son sang, étendu sur une planche, les pieds tournés vers la fenêtre. Elle voulut le toucher pour s’assurer s’il ne donnait pas encore quelques signes de vie ; mais ses mains étant entrées dans une plaie affreuse qu’il avait à la tête, elle se sauva saisie d’horreur et courut donner l’alarme au domaine. Tous les habitants accoururent sur le théâtre du crime…” Le spectacle n’est pas pour les âmes trop sensibles: “Tout un côté de la tête se trouvait enlevé, l’on voyait sur le mur des éclats de cervelle”. L’examen des lieux permet d’établir que l’assassin a brisé une fenêtre pour entrer, ce que voyant la victime a saisi son couteau pour se défendre. De plus le corps a été déplacé on ne saura pourquoi. Enfin on relève des empreintes de bottes.

L’attitude de la femme Picoche et de son père n’arrange rien : ils prennent dans la poche du gilet du défunt la clé de l’armoire où il range son argent et ses papiers, puis s’y emparents d’on ne soit quoi, et enfin remettent la clé dans la poche du gilet. 

Quelques remarques : ce meunier travaillait la nuit même en hiver, et il avait une confiance immense en sa chère épouse puisqu’il portait sur lui la clé de l’armoire. 

Lebeau s’enfuit. On retrouvera ses traces près du moulin Caillot commune de St-Brisson. Et puis des témoins ont vu un homme courir, vêtu d’une calotte, et semble-t-il cette fois de bottes. Après il s’éloigne, vers l’est, en direction de Cussy en Morvan, où Lebeau a été élevé par une mère nourricière. Assassin mais pas voleur, il déposera le fusil, d’ailleurs légèrement rouillé mais ça ne l’a pas empêché de fonctionner, à l’écurie de la maison où il l’a “emprunté”. Un avis de recherche avec la description du bonhomme est lancé, et c’est à Menessaire qu’il est capturé le 19 février, caché dans la cave d’une maison habitée.

Procès donc. Les accusés sont impassibles. Marguerite dissimule son visage derrière un mouchoir “qui n’est assurément pas trempé de ses larmes” note le Journal à qui décidément elle plait.

De nombreux témoins, dont dès le premier jour le docteur Finot, de Montsauche, qui a soigné Picoche après le premier attentat. Il souligne combien le crâne de Picoche lui parait épais, ce qui d’ailleurs l’a sauvé le 26 juillet.

Les deuxième et troisième jours (un procès aussi long, c’est rare à cette époque) continue le défilé des témoins. Je ne retiens que les plus importants. “Jean Gressot dépose d’un fait fort grave. En sa présence, François Lebeau, fuyant les gendarmes après l’assassinat de Picoche, aurait dit à un de ses anciens maîtres : “On m’accuse d’avoir tué Picoche ; si tu voulais dire que j’ai travaillé chez toi ce jour-là, tu me tirerais bien d’embarras”. A quoi on lui aurait répondu : “Si tu as fait le coup, c’est à toi d’en subir la peine. L’accusé ne nie pas le propos, seulement il prétend que c’est par suite d’un conseil qu’on lui avait donné qu’il aurait fait cette tentative de subornation, tout innocent qu’il était du crime.”

Me Roux, huissier à Montsauche, expose qu’il a ouï dire que le 26 juillet Lebeau avait deux complices. Un habitant de Moux dit que le 27 à Mont-St-Jean, dans un cabaret, il a vu Lebeau payer à l’aide de belles pièces de 5 F, étonnantes dans les mains d’un humble domestique – or justement le meunier Picoche a été partiellement dévalisé (curieux, c’est la première fois que cela est évoqué). Vivant Machin, de Cussy, assure que sa soeur Mme Cordelier lui a dit que Lebeau lui aurait avoué être l’auteur de l’attentat du 26 juillet. Quand elle dépose elle confirme : “Je suis la soeur de la mère nourricière de Lebeau. Quelques temps après la tentative d’assassinat contre Picoche, Lebeau revient au pays. Je lui dis : “Tu dois être bien malheureux, aujourd’hui que tu es obligé de te cacher? Oh! Que non, dit-il, je ne manque de rien. La femme Picoche me porte tout ce dont j’ai besoin…” (Curieux : il y a plus d’un jour de marche de Gouloux à Cussy). Puis le revoyant en janvier ou février, lorsqu’elle lui a demandé si c’était lui l’assassin, il aurait répondu : “Hélas oui, Seigneur, c’est bien vrai”. Sa nourrice de Cussy lui a conseillé de se rendre mais il a refusé.

Un autre témoigne que le 26 juillet il a vu Lebeau avec de grosses pierres sous sa veste (de 16 kg?). Le maire de Menessaire expose que le fusil du crime a été volé à une femme Rateau de cette commune, et qu’il a été retrouvé chez elle à l’écurie le 2 février. Un témoin a vu les époux Picoche violemment se disputer, affirmant même que Monsieur battait Madame. Le frère du défunt meunier soutient qu’après l’attentat du 26 février, comme César Picoche, était alité, il a surpris Marguerite couchée sur lui comme si elle tentait de l’étouffer. Plusieurs témoins ont vu Lebeau armé d’un fusil voire de pistolets, pourquoi pas? 

Ces très longs articles laissent l’impression de témoignages un tantinet vagues, sinon douteux, à se demander pourquoi on a fait venir tous ces gens à Nevers de si loin! Quant à l’effroi qu’aurait inspiré François Lebeau, aucun témoignage : notre bon abbé Baudiau n’est pas là pour ne pas l’entendre.

L’avocat général, qu’on appelle alors le “procureur impérial”, est à peine imbu de la mysoginie de l’époque : “Le chef du parquet commence par tracer un tableau énergique et rapide des scènes domestiques de la maison Picoche, de l’immoralité scandaleuse de cette femme, poussant le dévergondage jusqu’à faire les avances à ses domestiques ; enfin du cynisme avec lequel elle se livrait presque publiquement à Lebeau.” Il n’a pas de preuve, ce magistrat (le Journal non plus) : peu lui chaut, il en tire de l’intérêt supposé des accusés.

L’avocat de Lebeau en profite : “Comme homme, je condamnerais peut-être Lebeau. Mais comme juge, je douterais… et le doute, c’est l’absolution”. Le doute, je l’ai… sur l’article du Journal de la Nièvre : en bon avocat, celui de Lebeau aura plaidé “l’acquittement” ; le journaliste l’aura remplacé par “absolution”, mot religieux n’ayant aucun sens en droit, parce que le Journal de la Nièvre flatte volontiers et souvent l’Eglise catholique qui domine en ce début du Second Empire. J’hésite à absoudre son rédacteur, et l‘acquitter encore plus.

L’avocat de Marguerite Picoche est plus incisif. “Il commence par repousser les reproches d’immoralité qu’on a jetés à sa cliente. Il soutient que cette prétendue immoralité ne repose que sur des propos vagues et sans consistance, qu’aucun témoignage sérieux n’est venu appuyer”. Il souligne que “le ministère public ne démontre pas que la femme Picoche se soit rendue complice de l’assassin, quel qu’il puisse être, soit en lui donnant des instructions pour commettre le crime, soit en l’assistant dans sa perpétration”. S’ensuit une belle passe d’armes entre le procureur et les avocats.

Puis “A minuit, les jurés sont entrés dans la chambre de leurs délibérations. Deux heures après, ils ont rapporté un verdict affirmatif, modifié par l’admission de circonstances atténuantes. François Lebeau et la veuve Picoche ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité. En entendant son arrêt, Lebeau a tendu le bras du côté des témoins en prononçant le mot de lâches! Les gendarmes qui se tenaient à ses côtés l’ont immédiatement saisi et fait taire. La femme Picoche a poussé des cris, en appelant ses enfants”. 

Le verdict paraît sévère en 2011, où en plaidant le caractère passionnel du crime la défense inciterait les juges à plus d’indulgence. Il le semble surtout pour Marguerite : j’ai constaté une constante misogynie dans les procès du XIXème siècle (où les femmes ne peuvent être jurées).

Le jury se retire à minuit, après 3 jours de débats commencés à 10 heures du matin ; il discute deux heures, donc vote vers deux heures du matin : j‘envie l‘état de fraicheur de ses membres, et la qualité de la justice ainsi rendue.

Mais pour en revenir à l’excellent abbé Baudiau, certes grand historien du Morvan s’il en est, question  “effroi”, et “conduite sauvage”, ce pauvre Lebeau, franchement!… Quant à l’immoralité d‘avoir détourné une femme mariée : Baudiau publié sous Napoléon III, lequel n’exige pas de ses amantes qu’elles soient célibataires ; et à la même époque Offenbach présente à Paris “La Périchole”, dans laquelle le vice-roi du Pérou a droit à toutes les maîtresses qu’il veut, à condition que ce soient des femmes mariées.

J’ai publié ce texte dans un numéro de Vents du Morvan… Il y est paru illustré d’un fort beau crâne.

L’étrange destin du moulin du Rêve

Quand on m’a parlé d’un moulin dit du Rêve parce que créé par une « baronne » de Dun les Places, une dame de Candras, qui avait été invité à le construire au cours d’un songe, j’ai d’abord été sceptique. Puis j’en ai trouvé trace dans des documents du XIXe siècle. Le meunier du moulin de Montour, immédiatement en amont sur le St-Marc, vendit du seigle à son exploitant en 1807 et 1808. Le plan cadastral de 1843 le montre tout simple : un rectangle au bord d’un bief. En 1850, le contrôleur des patentes industrielles le décrit comme ne comportant qu’une « chambre » d’environ 20 m², une roue sous une chute de 2 mètres ne faisant tourner qu’une seule paire de meules. Handicap : il ne marche pas l’été, par manque d’eau. En 1869, il dispose d’une presse à bras et d’une paire de cylindres (on en  trouvait alors en bois, pour préparer la navette), donc d’un atelier d’huile, mais qui ne semble pas marcher. Pendant toute cette période depuis 1850, il est tenu par Jean Robbé. Or, voici qu’au moulin de Saloué, juste en aval de son site, M. Laborde me dit que la meunière aurait empoisonné son mari, et, sitôt celui-ci défunt, pris la poudre d’escampette avec le commis meunier, cela jusqu’à Clamecy ; là, le dit commis aurait trouvé la mort en étant attrapé par les courroies d’un moulin et par suite broyé par les engrenages.

Un jour, le journaliste Thierry Desseux me dit qu’il préparait un livre sur les grandes affaires criminelles dans la Nièvre. Je lui confiais donc l’histoire du moulin du Rêve. Il me dit qu’il était très intéressé et se mit à faire des recherches. Il m’arriva de téléphoner à M. Laborde à ce sujet. Il apparut bientôt qu’en 1875, le fils de Jean Robbé, Etienne, lui succéda. Il avait épousé quelques années auparavant Marie Perrot, qui venait de lui donner un fils. Celle-ci avait prévenu : elle ne lui donnerait pas autant de rejetons que Mme Robbé mère à son papa, à savoir huit. L’entente n’était pas des meilleures au sein du couple, et paraît-il, dans Dun les Places, les médisants se répandaient en doutes sur la vertu de la jeune meunière. En tout cas, Etienne mourut en 1877, âgé de seulement 25 ans. En guise d’éloge funèbre elle lui aurait murmuré : « Le diable te tire par les pieds ». Ni la veuve ni le commis ne furent poursuivis, faute de preuve. Le moulin ferma quelques années après.

Thierry Desseux a publié sa version de l’affaire (il imagine beaucoup d’éléments romanesques) dans son livre « Les grandes affaires criminelles de la Nièvre », chez De Borée (ne pas confondre avec le second tome chez le même éditeur, dit « Les nouvelles affaires criminelles de la Nièvre »). Le Journal du Centre a publié le texte sur toute une page le 26 avril 2010, avec une illustration de Philippe Depalle. 

Il ne reste rien de ce moulin du Rêve. 

Comment le moulin de la Brinjame fut ensorcelé et ce qui s’ensuivit

Dans le tome IV de son grand ouvrage sur le Folklore du Nivernais et du Morvan, Drouillet rapporte une affaire de sorcellerie survenue au moulin de la Brinjame, sis sur la rivière du même nom, commune de Domecy sur Cure. Un jour, le meunier s’aperçut que son petit moulin rendait de la farine rouge. « Flairant le sortilège mis par un vaudois », il fit venir un « désensorceleur ». Celui-ci examina l’intérieur du moulin. Il prit une cognée, et tapa avec l’arrière de la lame sur « l’ensâtre » du moulin. Difficile de définir ce que le patois du secteur nomme « ensâtre » – au demeurant j’ai du mal à imaginer sur quoi on peut taper dans un moulin sans risquer de casser. Bref, le désensorceleur a frappé. « Dans une demi-heure, le coupable sera là ! » dit-il. Et en effet, une demi-heure plus tard, un énergumène se présentait, se tenant la tête ; il dit au désensorceleur : 

« – Pourquoi donc que t’as tapé si fort ?

– Ah ! Canaille ! La prochaine fois, je ne taperai pas sur la tête, mais sur le  « fi » de la cognée (le fil de la lame) pour te couper! »

Et le moulin se remit à rendre une fort blanche farine.

Le moulin de Chastellux a été plusieurs fois représenté

Outre le grand plan tel que reconstruit en 1838 évoqué plus haut, il faut noter qu’à plusieurs reprises le moulin de Chastellux a fait l’objet d’autres plans, d’un dessin ou gravure et même d’une belle peinture.

Voici la peinture publiée par la revue « Annales des Pays Nivernais » en couverture de son numéro consacré aux moulins du Morvan (numéro 68 de 1991), dont mes amis et moi de Moulins du Morvan avions préparé le texte. 

Le moulin de Soeuvre a eu une assez curieuse histoire

Selon le dossier B39 des Archives Départementales de la Nièvre, en 1648, François de Blosset, écuyer, seigneur de Pouques (je pense qu’il s’agit de Pouques-Lormes), , fait un procès à Barnabé Barry demeurant à Soeuvre, pour injures, Blosset « s’étant rendu de Vézelay au village de Soeuvre pour empêcher qu’il n’arrive du désordre dans une métairie et des moulins qu’il y possédait un jour que des gens de guerre et cavalerie étaient venus s’y loger« .

Pujo dit qu’il fait partie des biens acquis par Vauban en 1680. Le moulin qu’il cite dans sa Description de l’Élection de Vézelay à Fontenay est forcément Soeuvre ; mais il cite 3 huileries, dont une probablement au moulin de Soeuvre (reste un doute pour les deux autres).

En 1789, Angrand d’Alleray ayant émigré », ses biens sont saisis, dont le moulin de Soeuvre. Celui-ci apparaît alors loué par bail passé devant le notaire Cholin de Bazoche. Bail 3,6,9, à raison par an de 244 livres, 40 bichets de froment, 40bichets d’orge, 6 chapons, 36 livres de pot de vin et 4 charrois pour réparation du moulin excepté les meules (qui restent à la charge du propriétaire). Par la suite, le moulin finira sa carrière dans les mains d’un gros propriétaire agricole qui s’en désintéressera quelque peu. Depuis c’est devenu un site d’hébergement touristique bien fréquenté. Il reste quelques éléments meuniers, dont le rouet de fosse.

L’image du moulin de Lingout (St-Germain des Champs)

Dans son livre de 1909 sur le canton de Quarré les Tombes, l’abbé Tissier écrit : « On a beau conaître Lingouit, on y revient toujours avec plaisir. Les abords du vieux moulin, l’aspect chaotique du cirque, le miroir du bief, la solitude de l’ancienne habitation, les blocs polis de la rivière en été, la fureur des grandes eaux en hiver, sont d’un langage toujours nouveau. Aussi les photographes s’y portent d’instinct, pour en extraire toutes les beautés, les originalités. Il prit fantaisie à l’un d’entre eux, en 1905 je crois, de photographier quelques-uns des rochers, petits ou volumineux, et en même temps l’image qu’ils projetaient dans le bief, et il s’est trouvé que la réunion des deux choses constituait une tête colossale d’adolescent, surmontée d’une aigrette au beau milieu de la tête. L’ombre d’une roche émergeant de l’eau fournissait le panache. Les journaux illustrés ont reproduit cette tête, fantastique comme les figures d’animaux dans les nuages, et dans toute la France il a été parlé de la Momie de Lingouit, de la tête du Méphisto de Lingoult. Les cartes postales sur le sujet s’enlevaient par centaines. En somme, il n’y a que quelques rochers qui n’ont rien de tragique ni même de pittoresque. Un peu plus ou moins d’eau, un peu plus ou moins de soleil et l’effet était manqué.

Le vieux moulin lui-même n’est point dépourvu de cachet, avec sa grosse roue à palettes, usée par 40 ans -de repos ; avec ses deux grosses tiges de chênes, noueux comme ceux des haies, arc-boutés pour défendre le barrage contre tous les assauts ; sa passerelle primitive formée d’un étroit madrier, au-dessus d’un abîme ; sa barque en permanence attachée au rivage, et qui rappelle celle de Caron. Cet aspect archaïque, au moins mérovingien des choses, est loin de défraîchir le paysage. »

Sur le plan cadastral de 1824, les bâtiments occupent le sol comme aujourd’hui. 

Nous avons la chance que les Archives Départementales de l’Yonne conservent les plans du moulin de Lingout dans les années 1850. Le bâtiment lui-même ne rend pas bien, mais j’apprécie le dessin de la roue : l’auteur a préféré ne pas représenter toutes les aubes.

Le moulin demeure très intéressant par son architecture, notamment avec la partie supérieure de sa façade en colombage, ce que peu de moulins du Morvan conservent.

Ce moulin de Lingout a la particularité d’avoir appartenu au chapitre de la collégiale d’Avallon, comme l’atteste un document de 1500 étudié par Poréed. Puis il est passé à Louis de Chastellux en 1552. Le comte en fut exproprié à la Révolution : il était alors « composé d’une chambre à feu, une petite écurie,une grange, 2 autres écuries, 3 petits jardins, une chenevière, cour et aisance, 6 journaux et demi de terres en friches, 3 arpents et de demi de pré ». Le meunier était alors René Augeu, par bail de 1791 pour 3, 6 ou 9 ans, moyennant 600 livres par an. Lors de la mise en vente, il était estimé 8 800 livres ; Joseph Coignot en proposa 26 000 F (on peut supposer que c’est lui qui gagna les enchères puisque le propriétaire que j’ai repéré ensuite porte le même nom, donc semble son descendant). Les matrices cadastrales indiquent qu’il appartient à Jean Coignot en 1882, mais il n’en tire que le très modique revenu fiscal net de 162 F. Dès 1903, il apparaît comme « transformé en débarras » ; Tissier n’a fait que répéter une phrase approximative entendue sur place en écrivant en 1909 qu’il était abandonné depuis 40 ans. A propos : Caron était selon la mythologie le gardien qui dans sa barque transportait les morts en enfer.

Aux jardins de  l’abbaye de Vézelay

A St-Père sous Vézelay, le moulin le plus connu est le grand bâtiment qui demeure en amont du pont sur la Cure. Fort ancien, il appartint à l’abbaye de Vézelay. Ce fut toujours un établissement considérable. Par exemple il fut proposé à la vente par voie de presse en 1894, cela jusque dans la Nièvre (j’ai trouvé l’annonce dans le Journal de la Nièvre du 23 novembre). « A vendre…

Un grand moulin à 4 paires de meules, sis à St-Père canton de Vézelay, connu sous le nom de moulin de St-Père, loué moyennant  1 956,50 F de fermage annuel. Mis à prix 35 000 F. » En fait il est vendu au sein d’une immense propriété dont le total des mises à prix est 202 000 F. « Ces immeubles dépendent de la succession de M. Duchaillet, en son vivant notaire à Avallon. » L’affaire est confiée au notaire Mouchoux, d’Avallon. On remarque le prix assez élevé du moulin, et surtout de son loyer.

Une curiosité sur la commune est que le petit ruisseau du Val du Poirier anima quelques moulins ; quand on y chemine, on a l’impression de se promener côté des jardins de l’abbaye. D’ailleurs sur la carte IGN  au 1/25000 l’endroit se nomme « des Jardins du Val du Poirier ». Comme tout le vallon appartint à l’abbaye, on peut imaginer que, fort bien exposé, il permit le développement des cultures raffinées dont les moines et chanoines étaient friands (fleurs, légumes, plantes médicinales, arbres fruitiers) ; peu importe que d’autres préfèrent parler du « ruisseau de Vaufront » (c’est quand même moins joli). Pour ce qui nous concerne, il y eut un moulin sur le site actuel d’un petit groupe de bâtiments, « Val du Poirier ». L’essentiel de ce qui suit résulte de trouvailles de 2018 dans le dossier 7S125 des Archives Départementales de l’Yonne.

En 1864, comme ce moulin de Val du Poirier vient d’être détruit par un incendie, son propriétaire demande à le reconstruire, en précisant que ce sera avec une seule roue au lieu de 2 auparavant. Le moulin est alimenté par un étang empruntant l’eau au ruisseau, mais dont la hauteur des vannes a été réduite en 1828. Au passage, le demandeur précise que ce moulin existait en 1465, comme l’exposa le chanoine nommé M. Martin dans un livre étudiant les terriers de l’abbaye de Vézelay. L’abbaye le détenait encore en 1789, comme elle détenait le grand moulin sur la Cure

Sur place aujourd’hui demeure une scierie, sous le bâtiment de laquelle on peut observer les restes d’une roue (mes photos datent des années 2008 environ), que j’évoque plus haut. Le dit ruisseau des Jardins du Val de Poirier continue ensuite sa course à travers le village de St-Père, tout près du fameux restaurant ; puis jusqu’à la Cure, qu’il rejoint en aval du grand moulin et du pont routier. Il y eut là longtemps un moulin à écorce ; en 1864, il n’existe plus, lorsque le propriétaire des lieux, M. Feauleau, demande à le rétablir, mais comme « battoir à grains ». Il obtient probablement gain de cause puisque sur place, actuellement, on peut observer les vestiges tout en métal d’un moulin, qui suggèrent un fonctionnement au début du XXe siècle. Le bâtiment lui-même, accessible rue du Colombier, semble peu encourageant pour le photographe, et il faut se pencher avec souplesse pour arriver à faire une photo des vestiges de la roue (celle-ci date de juillet 2019).

Lettres de meuniers et meunières pendant  la guerre de1914-1918

Comme quantité de bonnes terres à céréales du nord-est de la France sont occupées par la guerre, notre pays produit beaucoup moins de blé et en manque cruellement ; il doit en importer notamment du Canada… quand les sous-marins allemands ne coulent pas les cargos. La Nièvre, quoique bonne productrice de blé, est dès le début victime des réquisitions qu’organise l’Etat au profit de l’armée, et puis du fait qu’elle accueille des réfugiés venus de Belgique et des régions envahies par l’armée allemande. 

L’État décide de gérer la pénurie en achetant lui-même tout le blé disponible (dont tout ce qu’il réquisitionne dans les campagnes) et en le répartissant entre les minotiers qui fournissent aux boulangers. La société française s’étant bien urbanisée, la plupart des consommateurs s’adressent à un boulanger ; il faut donc organiser leur approvisionnement par les meuniers, et parmi ceux-ci :

– d’une part essentiellement les moulins dits « de commerce » qui achètent le grain pour revendre de la farine : on leur réserve l’approvisionnement des boulangers ; chacun de ces minotiers a une série de boulangers à servir ; l’État lui confie une part du blé disponible. 

– d’autre part les petits meuniers qui à l‘ancienne continuent de moudre le grain que leur apporte l‘agriculteur local pour le lui rendre en farine ; ils ne doivent pas servir les boulangers ; ils n’œuvrent que le blé non réquisitionné.

Un comité du contrôle des moulins est constitué, le gouvernement ayant la prudence d’en confier la gestion aux meuniers eux-mêmes, et c’est un gros minotier de Cosne sur Loire qui en assure la présidence dans la Nièvre, M. Leblanc-Laborde, du moulin du Grand-St-Martin. En qualité de contrôleur des moulins il rend à Paris ce « rapport hebdomadaire » daté du 22 septembre 1917 : « Stocks en céréales et farine dans les moulins : nuls. La plus grande partie sont arrêtés faute de blé. Besoins journaliers : 1200 q. Situation inquiétante (crise aiguë du ravitaillement en farines et par suite en pain )».

Fin octobre 1917 Leblanc-Laborde écrit en qualité de contrôleur des moulins à tous les meuniers du département, même les plus petits : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que vous devez envoyer très régulièrement chaque semaine le relevé de vos entrées de blés et sorties de farine concernant le département de la Nièvre ». 

Plusieurs meuniers répondent, d’aucuns au ton désabusé (je laisse l’orthographe telle quelle non pour me moquer des gens mais parce qu’elle me paraît refléter comme les petits meuniers de campagne sont surpris qu’on les questionne, qu’on « s’occupe d’eux »).

M. Renaud, moulin du Détrapis à Montsauche : « Exploitant un petit moulin de moindre importance, je n’achète ni ne vent de farine. J’ai une petite clientelle tout à fait restreinte je ne mous en partie que de la graine pour les porcs. Je croit qu’il est inutile de s’occuper de moi. Veuillez agréer monsieur et Cher Collègue mes salutations bien sincères. »

Celui du moulin Talas de Brassy : “Je ne travaille nullement pour la boulangerie. Je ne fais que la petite pratique. Je n’achète même pas de blé depuis la guerre, ce sont les requérants qui achètent toute la marchandise disponible.

Joseph Robin, meunier du moulin de Berges à St-Martin du Puy : « Je ne mouds pas pour le commerce. Je ne mouds que pour les petits propriétaires cultivateurs qui cuisent eux-mêmes leur pain et les céréales que je mouds sont des plus disparates, blé mélangé d’orge et d’avoine, du sarasin, et avec la pénurie de céréales qui règne vous pouvez être assuré que je fais du pain complet. »

Joseph Bonin, moulin de Courotte, Marigny l’Eglise : « Je vais vous dire que vue la mauvaise récolte que lon a fait dans ma région je… me borne à faire le petit sac et je prévoit dissi peu de temp être aubligé de fermer mon moulin faute de marchandise. Je travail actuellement des moutures orge seigle en fin de tous mélange mai tou va manquer den peu de temps. » 

Sur l’autre rive de la Cure est le second moulin de Courotte, dont la propriétaire Mme Prévost écrit : « Mon petit moulin a une paire de meules ne fait aucun moulage pour la boulangerie et il est à la veille d’être fermé car je viens d’avoir la grande douleur de perdre mon pauvre mari décédé le 23 octobre Je reste donc seule avec un petit domestique qui ne sait faire aucune farine. Il fait que moudre pour quelques particuliers de mauvais grains pour les bêtes… Même que nous sommes obligés d’acheter le pain ».

Gervais au moulin de Gien sur Cure (capacité quotidienne de mouture en 1899  2 quintaux). « je ne fais pas de farine pour le Commerce. Je ne vends aucune farine ne moulant qu’à la mouture » (il veut dire à la demande ponctuelle des paysans des environs).

Mme Monnier-Vissuzaine écrit le 1er novembre 1917 que son mari Émile, meunier du moulin de Palmaroux (Montsauche), de la classe 1901, est mobilisé et qu’elle souhaite un sursis pour qu’il vienne travailler au moulin, lequel tourne peu faute de main-d’œuvre : « Une femme ne peut subvenir seule à la tâche de ravitailler une commune, d’autant plus que la commune n’a jamais voulu classer notre moulin » (comme moulin de commerce). Puis une autre fois : « Selon vos indications je vous envoie ci joint le peut que j’ai livrer au boulanger de la commune car étant qu’une pauvre femme pour assurer la marche du moulin de mon mari et ne pouvant assurer le ravitaillement comme je le voudrais faute de main d’oeuvre nécessaire je fait ce que je peut et vous serait reconnaissante de me donner quelques renseignements pour la mise en sursis de mon mari qui est de la classe 1901 et autant plus que l’on fait rentrer les classes plus jeunes que vous devez comprendre M. le contrôleur qu’une femme ne peut subvenir seule à la tâche de ravitaillement d’une commune… »

Nous avons vu que les meuniers subissent la pénurie de blé. Mais l’un des autres effets de cette pénurie est la hausse des prix, qui est galopante. L’inflation, par ailleurs attisée par le fait que l’État fait marcher à fond « la planche à billets », conduit tout le monde à hausser les prix. Achetant le blé plus cher, le meunier hausse le prix de la farine, mais ses ouvriers, qui subissent les hausses de prix des autres denrées, réclament une augmentation de salaire, etc. 

L’État lutte contre cette inflation par divers moyens. En mai, un arrêté préfectoral fixe à 42 F le prix du quintal de farine. Par le décret du 30 novembre 1917, l’État prétend réquisitionner le blé disponible : il le paie 50 F le quintal au producteur, le vend au minotier 43 F, et ce dernier le vend au boulanger 51 F (on observe au passage l’inflation en 7 mois : plus de 20%). Mais c’est théorique. Le minotier estime son coût de revient supérieur à l’opinion qu’en a l’État, donc vend sa farine plus que 51 F. 

Lettre de M. Chouard- moulin des Guittes – Dun-les- Places

Un « taux d’extraction » obligatoire

En outre, l’État édicte que la farine doit être blutée (dépouillée du son) au maximum possible par rapport à la technologie de l’époque, donc à 80 %. Si les grands moulins, ceux dits « de commerce » (qui achètent le blé et vendent la farine), sont plus faciles à contrôler sur ce plan-là, les « moulins à façon » (qui traitent le blé du producteur et lui rendent de la farine en retenant une proportion en guise de rémunération), également visés, sont plus difficiles à surveiller. La loi du 10 février 1918 vient leur interdire d’acheter  du blé et de vendre de la farine. Ils sont soumis au taux de blutage de 80 %, sans conserver plus de 2 % d’impuretés. Le préfet écrit aux meuniers : « Les grains qui vous sont amenés doivent être accompagnés d’un permis de circulation et de l’Autorisation de Mouture … Tous les dimanches matin, vous devez envoyer à l’Office des Céréales les autorisations de moutures que vous avez effectuées dans la semaine. Vous ne devez moudre le blé, l’orge et le seigle que pour l’alimentation humaine. Pour le bétail, vous ne pouvez moudre que le maïs et le sarrazin. L’orge, le seigle, le méteil, l’avoine et les fèves et les fèverolles ne peuvent être moulus pour les animaux que sur autorisation spéciale. Le paiement des frais de mouture doit être fait en espèces, à raison de 3 fr. 50 par 100 kg… Il est absolument interdit de prélever ces frais en nature.  Par conséquent, vous devez rendre à vos clients, soit en farine, soit en son, la totalité des quantités reçues, moins le déchet normal de la mouture. »  La loi prévoit une amende de 16 f à 2000 F, et 6 jours à 6 mois de prison.

En fait les juges se montrent peu sévères, n’infligeant que des amendes, et encore dérisoires. Parmi les quelques moulins condamnés, je n’ai trouvé de la vallée de la Cure que M. Girard, meunier du moulin de Palmaroux à Montsauche. 

(Article essentiellement dû aux trouvailles dans les dossiers M1421, M5787, 91, 93 96, et 7S4293 des Archives Départementales de la Nièvre. Les en-têtes ci-joints en sont également issus).

Les trouvailles de Cora dans les grottes de la Cure

L’association archéologique Cora, sise à St-Moré, a trouvé des débris de roues et de meules dans des grottes le long de la Cure, où se perd une partie des eaux de la rivière. Elle a bien voulu m’adresser (j’étais alors président de Moulins du Morvan) des documents relatifs à ses trouvailles et ses conclusions. « Les toutes dernières recherches dans la grotte (juin 2003) ont été très fructueuses puisque nous avons découvert un fragment d’une roue de moulin. Il s’agit d’un bois d’environ 130 cm de longueur, cintré, comportant plusieurs mortaises et chevilles et dont l’état de conservation est très bon… On peut donc restituer avec une assez grande précision le diamètre de la roue : environ 4 mètres… » Cora m’a adressé des photos des débris de la roue. Celle-ci a été construite entre 1407 et 1475. Le plan ci-après indique qu’on a également trouvé des meules. Les documents précisent qu’à la sortie d’un autre de ces nombreux gouffres, l’abbaye de Vézelay a également possédé le moulin dit du Moulinot ou « de la Pécheresse ». A l’époque fut diffusé un très beau fascicule en couleur, édité par le Musée de l’Avallonnais, mais très inspiré par Cora : « St-Moré Arcy sur Cure : 100 000 ans de présence humaine » (les trouvailles médiévales ne sont qu’une toute petite partie de toutes celles faites par Cora, laquelle travaille d’habitude plus sur les vestiges préhistoriques voire gallo-romains).

Chalaux en plein renouveau

Voici maintenant plusieurs années que notre ami Jérôme Amiet restaure le « moulin du Pont de Chalaux » et des maisons autour dans le but de créer un ensemble de gîtes ruraux. C’est un projet très ambitieux, mais à la belle saison Jérôme est récompensé : de nombreux vacanciers louent ses locaux, dont certains sont des fidèles.

Le moulin lui-même est en pleine réfection. Voici un dessin que nous a adressé il y a quelques années Mme Coulin : le moulin y est vu d’aval, la turbine, qu’on ne voit pas, étant sur le pignon à droite. 

Ce n’est pas la première fois que le moulin du Pont de Chalaux avait l’avantage d’inspirer les artistes. C’est l’un des rares moulins représentés, même si c’est sommairement, dans « L’Album du Nivernois », de Morellet Barat et Bussière (tome de 1844).

Le moulin de Chalaux dans l’Album du Nivernois

Notre ami Jérôme détient également cette peinture (on aperçoit le moulin à gauche du pont).

Sur le site, le panneau « Bienvenue à Chalaux » comporte la reproduction de deux cartes postales. 

Le bief, assez large, demeure en très bon état. Son déversoir a été utilisé pour animer une huilerie. On distingue les ruines de celle-ci l’hiver, quand la végétation s’efface. On peut distinguer deux emplacements possibles de sa roue. 

La meule dormante est exposée sur le grand parking aménagé par le Parc naturel régional du Morvan au profit des canoéistes fort nombreux ici l’été car la rivière est merveilleuse à parcourir en canoë.

La meule travaillante est observable dans le jardin du moulin. 

Quelques éléments de l’histoire du moulin : Il y a plusieurs années un correspondant nous avait adressé la liste de ses ancêtres meuniers au moulin du Pont de Chalaux, toute une lignée de Bachelin, dont je retiens : – Claude Bachelin, né en 1629, mort en 1703, qui a eu 4 enfants dont Joseph. – Joseph Bachelin : né vers 1660, époux de Jeanne Meule au nom prédestiné pour épouser un meunier. Joseph est mort en 1679 (meunier), qui a eu 5 enfants, dont Pierre. – Pierre Bachelin : meunier du même moulin, il mourra en 1771. Il a eu 8 enfants, dont Louis et François. Ce dernier a exercé comme meunier à L’Huy-Barrat, ce qui nous révèle l’existence d’un moulin à cet endroit. – Louis Bachelin : meunier au moulin du Pont de Chalaux, mort en 1733. Il a eu 9 enfants, dont André Bachelin. – André Bachelin, époux d’Edmée Magdelenat, meunier au pont de Chalaux. Ils ont eu 4 enfants. Devenu veuf,  André s’est remarié avec Pierrette Roy, dont il a eu trois enfants. Il est mort en 1800. Notre correspondant nous indiquait également que provisoirement avait été meunier à  Chalaux, Athanase Robert en 1754 (sans doute pendant la minorité d’un enfant Bachelin).  

Le dossier 2P 62 des Archives Départementales montre qu’en 1908, 1912, 1917, le moulin du Pont de Chalaux est tenu par Claude Morizot, fils de Jean, meunier ; son revenu fiscal net est de 303,75 F. 

Pendant la guerre de 1914-18, M. Morizot a bien du mal à obtenir du blé à moudre, donc à fournir de la farine à la population, comme le montre cette lettre qu’il écrit à l’administration chargée du ravitaillement (dossier M 5791 des Archives Départementales).

lettre de M. Morizot au Préfet

Retour au 2P62. En 1922, son meunier est Abel Louis Morizot, dont le revenu fiscal net est de 303,75 F, et grimpe en 1926 à 497,25 F. Claude demeure « meunier » mais sans revenu sur le bâti. Mêmes données pour Abel Morizot en 1931. Mais en 1935 le revenu fiscal net tombe à 36,29 F. En 1936 l’exploitant est Charles Boire, qui dispose seulement d’une paire de meules, une paire de cylindres de 0,70 m, avec un revenu fiscal net de 461 F. Puis l’exploitant est Lucien Roubier en 1937, mais ensuite retour de Charles Boire. Abel Louis Morizot est parti exploiter le moulin de Montélesme à Montsauche (c’est le grand-père de notre ami Alain Morizot). Plusieurs noms sont cités à Chalaux, une sorte d’associés, dont Joseph et Louis Bonin, du moulin de Courotte à Marigny l’Église, Edouard Bonoron et Boredon. Charles Boire a lui-même des intérêts au moulin de Courotte. Les annuaires du syndicat de la meunerie indiquent que M Boire tient le moulin de 1947 à 1951, avec une capacité de mouture en 24 heures de 25 quintaux. Par la suite le moulin est tenu par Pierre Delage, notamment en 1957, peut-être encore quelques années ; il n’est pas inscrit dans l’annuaire de la meunerie, ce qui peut suggérer qu’il ne moud plus pour l’alimentation humaine, se bornant à travailler les céréales secondaires pour les animaux.

Dun les Places : Moulin du Montal ou Moulin du Plateau ?

Un moulin peut changer de place au cours des siècles, voire changer de nom, histoire de pimenter la vie du chercheur. Ainsi en a-t-il été du moulin du Pont du Montal à Dun les Places. On le trouve tantôt nommé moulin du Montal, tantôt du Plateau… En tout cas en principe. Un « moulin du Montal » existe à l’époque de Louis XIV. En 1775 le sire de la Rivière possède la seigneurie du Montal, laquelle est riche, disposant entre autres de « domaines, batoirs, moulins, huilerie ». L’ensemble est affermé 11 150 livres à un notaire de Lormes, qui ensuite loue les établissements ; au moment de la Révolution, comme le sire de La Rivière émigre, ses biens sont saisis par l’État, dont le couple moulin et huilerie du Montal affermé 200 livres par an ; il va être vendu 10 000 F, ce qui est bien pour le haut Morvan sans plus. En tout cas on le voit : il comprend deux établissements.

Le plan cadastral de 1843 indique d’abord le moulin du Montal, doté d’un bief à gauche de la Cure et de 3 petits bâtiments, et celui du Plateau, constitué d’un long bâtiment perpendiculaire à la Cure, exactement comme aujourd’hui. Mais le relevé des patentes industrielles dressé dans les années 1850 n’indique que le moulin du Plateau, doté de 2 roues à palettes, faisant farine et huile, mais évalué 30 000 F, ce qui est tout à fait considérable en haut Morvan. Par la suite, il passe notamment aux mains des Garnier, qui en sont meuniers. 

En 1898, les matrices cadastrales indiquent un « double moulin » au sens qu’il est doté de deux établissements, dont le revenu fiscal net est pour l’un de 233,35 F et l’autre 340 F ; ensuite elles suggèrent une importante modernisation en 1904, à la suite de laquelle Philippe Garnier apparaît comme tenant un moulin, scierie et forge. Un Garnier va s’avérer bricoleur de génie puisque réussissant à produire de l’électricité à partir de sa grande roue. 

Vézelay : le chapiteau du moulin mystique

L’église abbatiale de Vézelay possède une collection de très beaux chapiteaux historiés de style roman, dont un des plus fameux est intitulé : « le moulin mystique ». On a coutume de dire que st Pierre, en meunier, verse le grain de la parole évangéliste qui va devenir les saintes écritures.

Moulin mystique

Sollicité par l’association Moulins du Morvan, feu le grand historien des moulins Claude Rivals lui adressa une excellente étude sur ce chapiteau ; nous la publiâmes dans l’Almanach du Morvan 1988. Claude Rivals y allait très loin, dans le temps, citant nombre d’interprétations de théologiens d’autrefois comme l’abbé Suger (qui créa l’abbaye de St-Denis), et d’autres qui se référaient à toutes sortes de représentations, dont des vitraux. Au demeurant, Claude Rivals insérait le chapiteau du Moulin mystique dans une série assez précise. Nous n’allons pas être aussi copieux aujourd’hui, bornons-nous à quelques extraits.

« Le blé, produit de la nature et du travail des hommes, inassimilable tel quel, est transformé en farine, substance fine, assimilable, comme les enseignements donnés par le Christ et les apôtres…

(D’après un poème allemand du XVe siècle) Le moulin a été construit par le père éternel, le Meunier… Le moulin mystique devient alors une machine complexe, un condensé des Testaments. Le grand Meunier, Dieu le père, peut être présent ou absent… Les quatre évangélistes : Mathieu en homme, Marc en lion, Luc en taureau, Jean en aigle, versent leurs sacs de grain dans la trémie. La roue est actionnée par le fleuve du Paradis, les douze apôtres contrôlent l’ouverture des vannes ou tournent une longue manivelle pour actionner les meules… »

Le chapiteau de Vézelay résume cela en ne retenant que deux évangélistes : celui qui verse le grain serait Mathieu, son aide, à la tête de lion, serait St-Marc.

« Ce moulin de l’eucharistie a dû longuement être expliqué par les prédicateurs reprenant les paroles du Christ présentant le pain à ses disciples et disant : « Prenez ce pain et mangez en tous car ceci est mon corps… Le moulin mystique représente donc l’allégorie de la transubstantiation ».